Jean-Christophe Rufin, qui, entre autres fonctions, a été ambassadeur et a vécu au Brésil, rappelle avec Rouge Brésil l’épisode oublié de la « France antarctique », au milieu du XVIe siècle : moment où la curiosité et les désordres du continent poussaient les Européens vers l’ouest, et où les enjeux géostratégiques, religieux, coloniaux faisaient rivaliser, par-delà les mers, voyageurs, soldats, commerçants, prêcheurs, aventuriers et intrigants de tout poil.
Ce roman, couronné en 2001 par le prix Goncourt et le grand prix de l’Académie de marine, reprend en particulier l’histoire de ces petits truchements, instrumentalisés par des ambitieux aux desseins aussi variés que troubles. Ces enfants étaient souvent des orphelins et souvent aussi de petits Normands, emmenés et laissés – pour ne pas dire abandonnés à eux-mêmes – au Brésil, assez jeunes pour apprendre facilement la langue et y devenir des intermédiaires et des interprètes, jouer en quelque sorte le rôle de représentants de leur nation auprès des peuples d’Amérique. Léry, dans son Histoire d’un voyage fait en la terre de Bresil, évoquait déjà ces truchements, installés dans les tribus, souvent dotés de femme et enfants, qui lui avaient permis d’entrer en contact avec les Tupinamba, sans être toujours très fiables. Rufin reconnaît que l’idée initiale de Rouge Brésil se trouve dans le deuxième chapitre de Léry :
Dans l’autre [navire] qui s’appeloit Rosée, du nom de celuy qui la conduisoit, en comprenant six jeunes garçons, que nous menasmes pour apprendre le language des Sauvages, et cinq jeunes filles avec une femme pour les gouverner…
Dans la Lettre de Pêro Vaz de Caminha au roi portugais dom Manuel 1er, présentée dans cette rubrique, on apprend que dans les premières caravelles portugaises arrivant au Brésil, voyageaient déjà des proscrits à qui serait attribuée la même fonction. Ces intermédiaires culturels n’ont pas, à quelques rares exceptions près, laissé leur nom dans l’Histoire.
Dans Rouge Brésil, le romancier a choisi de mettre en scène deux adolescents envoyés outre-mer, dont on va suivre le destin : Just et Colombe, frère et sœur supposés nés tous deux d’un Clamorgan, noble de province parti comme capitaine dans les guerres d’Italie, et de mères inconnues. Just et Colombe sont embarqués comme deux frères – Colombe déguisée en Colin –, précisément dans cette expédition à destination de la baie de Guanabara. Ce projet avait été permis par l’Amiral de Coligny : il s’agissait de bâtir un fort sur une île dans cette baie du Brésil et d’y installer une communauté œcuménique, tout en assurant ses arrières auprès des Indiens de la région. D’où l’importance de ces intermédiaires, envoyés comme éclaireurs, ou pourvoyeurs de nourriture pour la colonie. Alors que Just est employé sur place à coloniser l’île, Colombe est envoyée chez les Indiens en exploration, avec mission d’apprendre le tupi. C’est toute l’aventure de cette installation que Rufin choisit de montrer grâce à l’entremise des deux jeunes gens. D’un côté, Villegagnon et ses rêves de puissance, ses plans de colonisation servis par une sévérité impitoyable vis-à-vis d’esclaves indiens, le recours à une légitimation religieuse bien aléatoire, la venue de calvinistes susceptibles de renforcer les capacités locales par des compétences techniques et enfin l’arrivée de femmes destinées à être mariées sur place pour peupler la colonie ; de l’autre, un réseau de truchements plus ou moins loyaux, qui à l’occasion servent d’abord leurs intérêts, et peuvent exercer vis-à-vis des Indiens de troubles marchandages.
Rufin fait commencer son roman à Rouen, ville accoutumée à voir arriver des bateaux porteurs d’Indiens du Brésil : le commerçant Jean Ango, en particulier, avait ramené des Indiens en Normandie depuis les années 1530-1540, et pour accueillir le roi Henri II en grande pompe en 1550, les Rouennais avaient reconstitué un village brésilien et y avaient fait figurer et jouer des « sauvages ». La même scène se reproduira en 1562, pour honorer Charles IX, sous les yeux de Montaigne (cité par Jean-Christophe Rufin en épigraphe du roman), Montaigne dont l’attention pour l’Amérique avait été éveillée par l’un de ses serviteurs, qui avait participé à l’aventure de Villegagnon.
Jean-Christophe Rufin montre là les rêves et la folie de ces aventuriers dans l’entreprise d’installation au Nouveau Monde : il souligne l’influence des romans de chevalerie comme Amadis de Gaule – un fait historique dans l’histoire des expéditions – chez les adolescents qui ont partagé la vie errante de leur père dans les campagnes d’Italie ; mais aussi la folie de Villegagnon peint sous les traits d’un Don Quichotte, dont on sait la tête tournée par la lecture de ces romans.
Rouge Brésil est donc aussi un roman historique : la transposition est d’autant plus facile que dans le roman historique en général se glissent, à côté des figures connues comme celles de Villegagnon ou Thevet – et fugitivement Léry –, des personnages vraisemblables, à défaut d’être recensés et identifiés. Il a fallu en effet des jeunes gens audacieux et des Européens fuyant les guerres de religion et les persécutions ou au contraire soucieux de prosélytisme, des commerçants et des truchements, bon gré mal gré, pour tenter l’aventure. Juste et Colombe sont d’excellents représentants de ces personnages, plausibles et attachants. Leur installation sur place, à la fin du roman, et l’amitié qu’ils portent aux Indiens par lesquels ils ont été accueillis, se situe dans la perspective d’une histoire plus longue, qui élargit son point de vue vers la suite de l’Histoire, jusqu’à la situation que l’on connaît aujourd’hui, phase ultime présentée cursivement par l’épilogue. Mais on voit aussi tous les côtés sombres : l’arrogance des arrivants, la cupidité aveugle, la rigidité dogmatique ou idéologique, la violence qui ouvre et clôt le texte comme le processus historique, les ravages du choc bactériologique et des armes, la duplicité et les faux-semblants…
L’intrigue du roman repose sur les deux personnages de Just et Colombe, qui vont découvrir que leur attachement n’est pas fraternel mais amoureux : en ce sens Rouge Brésil est aussi le roman de la découverte de l’amour, entre deux enfants à la destinée commune, qui grandissent et reconnaissent la véritable nature de leurs sentiments. Pourtant, Just est d’abord du côté du colon, Colombe est du côté des Indiens, chez qui elle a été reçue comme « Œil-Soleil » : elle est à la fois sensible et profondément proche des Indiens dont elle perçoit la remarquable culture. Le premier nom qui lui a été imposé, Colin – phonétiquement bien proche de « colon »… – est définitivement remplacé par le sien, Colombe – l’emblème de la paix – lorsqu’elle établit des rapports d’amitié et de confiance avec le groupe qui l’a adoptée.
Enfin, Rouge Brésil s’inscrit dans la lignée des romans ethnographiques : un arrivant découvre les coutumes d’un peuple ; en l’occurrence la douceur et le respect de leurs mœurs, mais aussi leur haine implacable envers leurs ennemis, qui culmine dans le rituel cannibale, décrit en effet par Léry ou Staden dans Nus, féroces et anthropophages. Cependant, Rufin n’échappe pas à une certaine mise en scène ethnocentrique en faisant de la jeune fille aux yeux clairs une nouvelle idole chez les Indiens (dans le film de Sylvain Archambault, l’héroïne est une brune aux yeux marron).
Mais c’est bien dans les premiers instants de la découverte réciproque que Rufin veut placer son roman, dans sa fascination et l’intense fragilité du temps un instant suspendu. Rufin a en effet rêvé des premiers contacts entre les peuples, ce qu’il explicite dans la postface :
L’évocation poétique de ces premiers contacts m’a irrésistiblement attiré. J’y ai reconnu le thème qui m’obsède entre tous : celui de la première rencontre entre des civilisations différentes, l’instant de la découverte qui contient en germe toutes les passions et tous les malentendus à naître. Ce moment éphémère et unique recèle une émotion particulière ; bien qu’elle concerne des sociétés, elle s’apparente à l’élan amoureux qui peut saisir deux êtres lorsqu’ils sont mis en présence pour la première fois…
(Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil, Gallimard, 2012)
Lien sur les truchements en Amérique
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