Marguerite Duras n’est plus un écrivain (romancière, scénariste, dramaturge, chroniqueuse) connue, ni même célèbre : au cours des années 1980, elle est devenue un mythe, une icône, une star des médias ! Elle a ses vrais admirateurs qui apprécient d’abord ses livres – sans doute l’écrivain français du XXe siècle qui a le mieux su faire ressentir la violence des émotions non dites. Mais il y a aussi des « fans » qui ne connaissent que l’imagerie qui l’entoure, et également ses détracteurs qui ne veulent voir en elle que sa figure médiatique qui les irrite, et il ne manquent pas d’arguments – son « rapport à l’argent », par exemple, ou ses déclarations intempestives, j’ai déjà rappelé le plus fameux, pour Libération en 1985, qui a engendré de multiples variantes, « coupable, forcément coupable », etc. Il y a surtout que Marguerite Duras, a repris régulièrement des thèmes et des personnages dans plusieurs romans, dans des pièces, dans des films, dans des commentaires, dans des entretiens. Elle a su, mieux que quiconque, créer une mythologie vivante.
2 – Son œuvre ? Sa mythologie ?
Sa mythologie est d’autant plus puissante que Marguerite Duras a réussi à convaincre ses premiers lecteurs du caractère autobiographique de ses histoires. En effet, le lecteur moderne a besoin de croire à l’existence d’épisodes vécus par l’auteur pour être convaincu de l’authenticité du récit. L’imagination a besoin d’être légitimée par l’historicité. Dans la biographie express que j’ai donnée de l’écrivain dans la première chronique, j’ai rappelé son exotique jeunesse indochinoise entre colonialisme et histoire d’amour ; j’ai cité ses liens avec la Résistance pendant la seconde guerre mondiale ; j’ai rappelé ses prises de positions publiques ; j’ai signalé son histoire passionnelle avec Gérard Jarlot et sa dépendance à l’alcool ; j’ai insisté sur la violence de ses passions amoureuses. Tout cela lui a servi pour l’écriture de ses romans. Elle a encouragé ses commentateurs à prendre ses romans pour des mémoires très autobiographiques, et le personnage Duras s’est confondu avec l’auteur Duras : tout cela est excellent pour la célébrité de l’écrivain – puisqu’elle a « vécu » ce qu’elle raconte. Elle a créé une mythologie, et je suis persuadé qu’on verra bientôt sortir des films (ou des téléfilms) qui raconteront de façon très romancée la vie de Duras. Mais est parue ces dernières années l’extraordinaire biographie de Jean Vallier, C’était Marguerite Duras, une enquête de terrain très documentée – plus de 1600 pages en deux volumes parus en 2006 et 2010. Elle remet en place bien des idées reçues. Je vais tenter de démontrer que la connaissance historique, qui met à distance la mythologie, ne gâche pas le plaisir de lecture, bien au contraire, il le renouvelle. Je vais affronter un exemple, le premier succès de Marguerite Duras : Un Barrage contre le Pacifique (1950).
Un barrage contre le Pacifique est un roman qui a suscité plusieurs lectures. « La mère » est la victime de deux fonctionnaires colonisateurs corrompus qui lui ont vendu une concession au Cambodge inutilisable pour la culture, car les eaux du Pacifique l’envahissent chaque année ; le sel et les petits crabes détruisent alors toute culture. La famille de « Suzanne » (la fille) est très pauvre, elle vit dans une chaumière délabrée, se nourrit de la chasse de « Joseph » (le fils), roule dans une voiture déglinguée. La mère avait investi ses dernières ressources dans l’achat de la concession. Cette catastrophe économique aggrave la folie de la mère. La famille ne voit qu’un moyen de sortir de la pauvreté : les cadeaux (ce sera un diamant) donnés par le riche « M. Jo », fils incompétent d’un riche spéculateur, qui est tombé amoureux de Suzanne et qui souhaite que Suzanne soit compréhensive avec lui. On peut lire le roman comme une double fable. D’une part comme une condamnation virulente de la corruption générée par le système colonial. Et d’autre part comme le récit de la libération d’un jeune fille prisonnière à la fois d’une structure sociale oppressante et d’une famille (d’une mère) écrasante. Le lecteur de cette chronique qui ne connaît pas encore le roman pourrait penser que, raconté comme cela, il ressemble à un mélodrame dans un cadre exotique, ce que le roman n’est absolument pas. Il faut lire le livre sans préjugé, et on y découvre un récit plein d’énergie et, souvent, d’une sauvage drôlerie.
Mais voilà, il y a les discours mythologiques qui ont été projetés sur le livre, et on risque s’ignorer son vrai ton et de le prendre pour une lourde leçon politique ou sentimentale. Or le livre en est très loin, il en est même à l’opposé. Il y a à cela des raisons que l’on n’a pu connaître que tardivement, quand on a lu la biographie par Jean Vallier.
Une Concession au Cambodge
Jean Vallier a effectué une enquête au Cambodge et au Viet-Nam. Il a retrouvé des archives administratives (« un examen minutieux des dossiers ») : Marie Donnadieu, devenue « la mère » dans le roman de Marguerite Duras, n’a pas été « grugée » par deux fonctionnaires corrompus. Elle a très volontairement racheté un terrain le 28 juillet 1927 à Trân-long-Phung, un «Annamite » qui l’avait reçu en 1923. En ce temps-là, au Cambodge, la terre n’avait pas de propriétaire privé, tout appartenait au roi qui était « réputé maître unique et absolu de toutes les terres du royaume ». Les cultivateur étaient des usagers qui pouvaient « bénéficier de concessions à titre gratuit ». La République française avait promulgué des lois pour empêcher les fonctionnaires français de racheter ces terres – l’état français ne voulait pas voir apparaître de latifundia où auraient été exploités des indigènes. Mais une exemption était apparue (en 1927) pour les petits fonctionnaires désireux de s’établir sur place après leur retraite. Après son achat, Marie Donnadieu a tout de suite su que le terrain était largement inondable, et que seule une petite (?) partie en était utilisable. Mais pour cette fille de paysan du Nord de la France, pour exister (et pour assurer l’avenir de ses deux fils pas promus à une brillante carrière), il fallait être propriétaire de terrain. Quoique située bien loin de son lieu de travail (600 km, deux jours de voiture), la région était considérée comme ayant un bel avenir touristique.
Marie Donnadieu a ensuite harcelé l’administration de lettres pendant 10 ans. En 1930, elle a d’abord reçu un certificat à titre provisoire. Puis elle a continué ses démarches administratives pour en devenir la propriétaire à titre définitif, y compris des « rizières voisines » qui avaient élargi son domaine – rizières achetées avec … de « l’argent caché » ? Oui, Marie et Marguerite Donnadieu pouvaient se sentir victimes d’une administration si lente à accéder aux désirs de la mère … Le certificat définitif sera attribué le 4 février 1937. Jean Vallier nous apprend que la maison (sur la partie saine de la concession) était une beau bungalow sur pilotis avec vérandah, un toit en tuiles (pas en chaume d’où tombent des vers !) et de bons meubles. La voiture était une belle décapotable (pas une voiture aux pneus bourrés avec des peaux de bananes !) conduite par un chauffeur – à qui Marie a confié sa maison quand elle est partie. Bref, la réalité historique est bien différente de la réalité fantasmée et – surtout – romancée par Marguerite. Ah oui ! Marie Donnadieu n’a évidemment jamais joué « dix ans du piano à l’Eden Cinéma » pour économiser de quoi acheter la concession… Elle n’est pas morte d’épuisement vers 1930 sur son terrain inondé par les eaux du « Pacifique » (en fait, la mer de Chine). Elle est rentrée en France, justement en 1950, l’année où paraît « son histoire ». Elle a d’ailleurs été mécontente du portrait d’elle fait par sa fille. Marie est morte sur les bords de la Loire en 1956, dans la propriété qu’elle avait acquise en 1949.
Œuvre ou mythologie ?
Qu’on me comprenne bien : Marguerite Duras n’est en rien un grand écrivain parce qu’elle a été la fille d’une petite fonctionnaire escroquée par des fonctionnaires corrompus – comme on a l’impression de le lire chez certains commentateurs de son œuvre… Marguerite Duras est un grand écrivain, car elle a su s’emparer de quelques épisodes de son enfance, elle a su les transformer profondément, les réécrire et leur donner une toute autre ampleur que celle qu’aurait eu une pathétique petite chronique réaliste. A l’aide de ses souvenirs – et de quelques lectures … – elle a su créer tout un monde, avec sa géographie, son histoire et ses personnages. Elle nous a donné à lire une allégorie politique anti-coloniale – et il est tout à fait de son droit de romancière de jouer avec les circonstances historiques ! Il existe d’excellents arguments pour expliquer pourquoi elle a distordu la réalité historique, mais je m’offre le luxe de ne pas en parler. Je conteste surtout les présentations du contexte historique rédigées certains commentateurs qui recopient le roman écrit par Duras en prenant au pied de la lettre tout ce qu’elle a dit et écrit, sans autres sources.
Marguerite Duras a surtout écrit une fable sur la liberté, liberté qu’on trouve d’abord dans son ton romanesque. Il est passionnant de relire le roman avec en tête les informations historiques dues à Jean Vallier : on découvre que ces épisodes sur l’escroquerie dont est victime la « mère romanesque » sont peu nombreux, ils sont racontés comme étant déjà passés, ce qui leur donne une certaine distance… ces épisodes se distinguent incroyablement de la mythologie qu’ils ont créée ! Surtout les passages où les mésaventures de la mère avec ses barrages contre le Pacifique sont racontés par la famille pour faire « rigoler » M. Jo. Le vrai sujet de la narration d’Un barrage contre le Pacifique, c’est la libération d’une « fille sauvage » de l’emprise familiale (la « Mère ») et sociale (« M. Jo », à qui elle assène : « Voilà, dit-elle et je vous emmerde avec mon corps nu »). Le lecteur s’aperçoit alors que sa propre libération de la mythologie née autour d’un livre enrichit sa lecture. Car ce qui est vrai, dans ce livre, ce n’est pas le drame de la mère escroquée, mais les émotions vécues par Marguerite à différentes périodes de sa vie et qu’elle a su, magnifiquement, recréer et nous transmettre grâce à son art.
En guise de conclusion, un pas de côté. Le mythe qui a fait de Marguerite Duras une auteure riche et célèbre – et une star des médias –, c’est « L’Amant », la figure masculine qui éveille « l’enfant » au désir. Dans ma première chronique, j’ai rappelé son immense succès critique et public, mais oublions ce contexte et revenons au personnage de l’Amant. Quel est son statut historique ? Dans Un barrage contre le Pacifique, c’est « M. Jo » (d’origine inconnue), un personnage amoureux mais grotesque qui offre à Suzanne de riches cadeaux pour la voir nue sous sa douche – on reconnaît une moderne « Suzanne au bain ». M. Jo ne peut pas l’épouser, car sa riche famille exige qu’il ne se marie qu’avec une riche héritière. L’Amant devient chinois, lascif et érotisé, mais « si laid, si malingre », dans le roman de 1984. Il est franchement sublimé, « plus robuste, plus d’audace, plus de beauté, plus de santé », « c’est beau un amant chinois », en 1991 dans L’Amant de la Chine du Nord. Qui peut bien être ce caméléon dont les agences de voyage font admirer la maison aux touristes visitant le Cambodge ? Ces touristes n’ont peut-être pas tous lu les romans de Duras, mais ils en ont tous entendu parler … Magnifique puissance de la mythologie !
Septembre 2012-Février 2013
On lira : dans le tome 1 de C’était Marguerite Duras – 1914-1945 de Jean Vallier (Fayard, 2006), les chapitres « Une concession au Cambodge », « 16, avenue Victor Hugo » et « Une créole au Quartier Latin ». Dans le tome 2 de C’était Marguerite Duras – 1946-1996 (2010), le chapitre « Pour en finir avec l’enfance ».
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