On connaissait les récits de la conquête par les agents de la découverte et de l’installation outre-mer : Léry, Thevet, d’Abbeville, Yves d’Evreux, Staden, par exemple, ont transmis leur vision de la culture indienne du Brésil et de l’Argentine. Mais Juan José Saer a imaginé dans le roman L’Ancêtre [1] (El Entenado, publié en espagnol en 1983) de livrer une autre forme de témoignage. L’Ancêtre est une revanche de l’Indien sur la méconnaissance dont il a fait l’objet et l’outrecuidance coloniale ou ethnographique européenne.
L’histoire, la vraie – du moins celle retenue par les historiens – débute en 1515 : Juan Díaz de Solís, pilote royal expédié par la Casa de Contratación, quitte l’Espagne le 8 octobre, avec soixante-dix hommes et trois navires, en direction des nouvelles terres découvertes au-delà de l’Atlantique. Il reconnaît l’estuaire du Rio de la Plata qu’il baptise « Mar Dulce ». Dès qu’il débarque sur les bords du Río Parana, il est attaqué et tué, de même que les quelques hommes qui l’accompagnaient, par des Indiens Colastiné. Un seul en réchappe, le mousse : il est fait prisonnier mais bien traité par la tribu, jusqu’à ce que, l’expédition de Sébastien Cabot passant par là, les Indiens lui renvoient le jeune homme. Cet épisode est effectivement mentionné dans l’histoire de la Conquête espagnole – comme un échec malgré l’avancée géographique. Juan José Saer, écrivain argentin installé en France (1937-2005), expliquait ainsi son projet d’écriture en 1982 :
Ce qui m’a incité à écrire L’Ancêtre fut le désir de bâtir un récit dont le protagoniste ne soit pas un individu mais un personnage collectif. Dans le projet original il n’y avait pas de narrateur : il s’agissait de différentes conférences d’un ethnologue sur une tribu imaginaire. Mais un jour, lisant l’Histoire de l’Argentine de Busaniche, je suis tombé par hasard sur les quatorze lignes qu’il consacrait à Francisco del Puerto, le mousse de l’expédition de Solís, que les Indiens gardèrent pendant dix ans et qu’ils libérèrent lorsqu’une nouvelle expédition arriva dans la région. L’histoire me séduisit immédiatement et je décidai de ne plus rien lire sur son cas pour pouvoir imaginer plus librement le récit. Tout ce que je conservai fut la trame que laissaient entrevoir les quatorze lignes de Busaniche. Le reste est pure invention [2].
Historiquement, le témoignage de Francisco del Puerto fut important pour la connaissance des Indiens de la région. Le roman transpose l’épisode historique, comme on le voit par le témoignage même de Saer, assez librement ; mais Saer en tire une sorte d’apologue, tout à fait remarquable.
Le narrateur de l’Ancêtre est un vieillard de 75 ans, qui rédige ses mémoires 60 ans après et raconte comment, jeune Espagnol âgé de quinze ans à son arrivée chez les Indiens, il a séjourné dix ans dans la tribu – que l’on devine, sans qu’un ancrage géographique précis ne soit livré : le lieu où le jeune garçon a été retenu prisonnier n’est pas nommé, d’abord parce que l’enfant ne sait pas où il débarque ; et ensuite parce que la localisation exacte n’est pas l’intérêt du récit – qui réside plutôt dans sa portée symbolique. Jeune mousse embarqué dans l’aventure des caravelles, le narrateur est le seul à être épargné par les Indiens anthropophages chez qui l’équipage débarque. Mais il finit par s’apercevoir qu’il n’est gardé en vie dans la tribu que pour être un jour renvoyé, comme témoin, afin de donner de l’intérieur, après de longs déchiffrages, la description d’ordre ethnographique que ses compatriotes attendent. Les éléments historiques, certes présents, sont pourtant discrets dans le roman, qui aspire à une réflexion plus vaste. Saer reprend cette question de la connaissance et de l’oubli, du témoignage et de ses aléas. Ainsi le roman s’oriente plus vers la question philosophique de la perception d’une autre culture, de la vérité et de la mémoire, que vers le genre du roman historique, même si, Argentin racontant les souvenirs d’un Espagnol, il interroge l’histoire des vaincus de l’époque.
Juan José Saer a donné lui-même la clef de la construction de son roman, très dense (sans chapitres ni pauses) :
Dans l’Ancêtre, la problématique […] est d’une certaine façon incorporée dans la perception du monde que j’ai imaginée chez les Indiens, et en outre, le temps aussi bien que la structure générale subissent une distorsion, quelque discrète qu’elle soit. La durée des événements est inversement proportionnelle à celle des différents passages qui les rapportent. L’orgie et les premiers jours parmi les Indiens occupent dans les soixante pages ; les dix années suivantes, huit ou neuf pages, et les cinquante années restantes (le narrateur raconte l’histoire soixante années après que les faits se sont déroulés), quelque vingt pages. À partir d’un certain moment la narration au sens strict s’arrête et commence ce que nous pourrions appeler une description diachronique de la tribu, après quoi le livre s’achève avec le récit de trois épisodes qui ne suivent aucun ordre logique ni aucune chronologie : les jeux des enfants, l’Indien agonisant et l’éclipse [3].
Le récit rapporte ainsi les faits saillants de sa vie chez les Indiens, mais ce ne sont pas des mémoires ordinaires. Puisque les Indiens l’ont choisi pour que quelqu’un garde souvenir de leur culture, il est moralement obligé, sur la fin de sa vie, de raconter ses aventures – et surtout rendre compte de la culture de ce groupe, afin que, près de disparaître, il n’emporte pas avec lui le seul témoignage de leur existence. En fait, si le titre français fait bien du héros un vieillard qui raconte, les titres traduits en anglais et en allemand, « The Witness », « Der fremde Zeuge », mettent l’accent sur la situation d’observation du témoin étranger ; mais le titre original du roman, El Entenado (« nacido antes », fils né d’un lit précédent ou fils adoptif), attire l’attention sur la nature du héros. « Né avant », il retrouve en effet la vie grâce à la tribu. Adopté et orphelin, il l’est aussi de plusieurs manières et plusieurs fois – en l’occurrence, admis dans l’intimité de la tribu à seule fin d’y être instrumentalisé, avant d’en être chassé.
Le roman est une vaste réflexion sur le sens de la vie, et sur la manière dont on peut décrire une culture : de l’extérieur – ce serait une reconstitution historique, ou une monographie ethnographique –, de l’intérieur – ce serait une autobiographie. Comme le jeune mousse a dû tout déchiffrer lui-même, avec ses propres forces, en n’apprenant les rituels et la langue que très progressivement et sans qu’aucune vérification ne soit jamais possible, il en a été réduit à conjecturer ce qu’il a pensé apprendre. Nulle certitude. Comme tout bon ethnographe, qui reste en lisière de la société qu’il observe, mais sans que sa volonté soit jamais déterminante, le mousse est toujours gardé à l’extérieur des agissements des Indiens, en particulier lors des orgies annuelles, tant cannibales qu’érotiques, dont il est tenu complètement à l’écart. Il ne comprend pas tout, à commencer par son rôle supposé au sein de la tribu ; mais il apprend peu à peu la langue, interprétant sa très grande polysémie. Il est appelé « def-ghi » par les Indiens, mot dont il ignore d’abord tout mais dont le sens finit par émerger.
J’eus besoin de désembourber, des années durant, cette langue marécageuse pour apercevoir, sans être jamais sûr d’y être tout à fait parvenu, le sens exact de ces deux syllabes rapides et criardes par lesquelles ils me désignaient. Ces deux sons, def-ghi, comme tous les autres qui composaient leur langue, signifiaient en même temps beaucoup de choses différentes et contradictoires. (137)
Saer développe ensuite la richesse de cette polysémie d’une langue qu’il invente à mesure :
On disait def-ghi des personnes absentes ou endormies ; des indiscrets qui, durant une visite, au lieu de rester chez l’autre un temps prudent, s’attardaient indéfiniment ; on appelait aussi def-ghi un oiseau à bec noir et au plumage jaune et vert, qu’on apprivoisait et qui faisait rire parce qu’il répétait, comme s’il eût parlé, les mots qu’on lui avait appris ; def-ghi, c’étaient aussi certains objets qu’on mettait à la place d’une personne absente et qui la représentaient dans les réunions […] ; de même façon on appelait def-ghi le reflet des choses dans l’eau ; une chose qui durait c’était def-ghi […]
C’est encore l’éclaireur dans une expédition, ou celui qui parle tout seul dans une réunion.
Def-ghi, c’était tout cela et bien d’autres choses encore. Après de longues réflexions, je déduisis que, s’ils m’avaient donné ce nom, c’était parce qu’ils me rendaient solidaire de quelque essence commune à tout ce qu’ils nommaient ainsi. Ils attendaient de moi que je pusse dédoubler, ainsi que l’eau, l’image qu’ils donnaient d’eux-mêmes, répéter leurs gestes et leurs paroles, les représenter en leur absence et que je fusse capable, quand ils me rendraient à mes semblables, de faire comme l’espion ou l’éclaireur qui, après avoir été témoin de choses que la tribu n’a pu voir, revient sur ses pas pour raconter toutes choses en détails à tous. […] ils voulaient que de leur passage à travers ce mirage restât un témoin et un survivant qui fût, à la face du monde, leur narrateur. (138)
L’Ancêtre a eu ensuite tout le temps de rouler dans ses pensées toutes ces bribes de significations pour tenter de leur donner un sens cohérent. On finit par réaliser que si le mousse est resté dix ans dans la tribu, c’est que les Indiens ne trouvaient personne de son espèce à qui le renvoyer plus tôt. La tribu ayant été massacrée par les arrivants, la responsabilité du narrateur est donc de rendre compte de leur culture, ou plutôt ce qu’il pense avoir saisi de leur culture, ou encore ce qu’il a saisi de ce que les Indiens voulaient lui faire comprendre de leur propre culture… Ce qui prévaut dans cette histoire est la mise en évidence de l’incertitude, de l’incapacité où se trouve un observateur étranger à comprendre assurément, sans risque de se tromper, la réalité de la culture de l’Autre. Ce que déclare d’ailleurs Saer lui-même : « je suis contre tout discours autoritaire, contre tout discours affirmatif, c’est pourquoi pour moi, en tant qu’écrivain, je peux revendiquer l’incertitude [4]. »
De très belles pages, à la fois philosophiques et poétiques, sur la reconstitution d’une culture par un homme vieilli qui a porté en lui, toutes ces années, le souvenir de ces Indiens défunts qui lui avaient mystérieusement laissé la vie sauve. D’ailleurs, ces Indiens avaient-ils existé en dehors de cette perception ? N’était-ce pas un mirage ? Du paysage, le narrateur se demandait au début « si, quand nous nous en retournerions, il ne s’évanouirait pas derrière nous, comme une illusion passagère. » (23-24) Mais quand enfin, des années après, « l’ancêtre » tente d’obtenir des informations auprès de voyageurs, il s’aperçoit que c’est impossible car
pour ces marins, tous les Indiens étaient semblables et ils ne pouvaient pas, comme moi, faire la différence entre les tribus, les régions, les noms. Ils ignoraient que sur quelques lieues vivaient, juxtaposées, plusieurs tribus différentes et que chacune d’elles était non pas un simple groupe humain ou la prolongation numérique d’un groupe voisin mais un monde autonome avec ses lois propres, son langage, ses coutumes, ses croyances, vivant dans une dimension impénétrable aux étrangers. Ce n’étaient pas seulement les hommes qui étaient différents, mais l’espace, le temps, l’eau, les plantes, le soleil, la lune, les étoiles. (120)
[1] Juan José Saer, El Entenado [1982, 3e ed., Seix Barral, 2002], L’Ancêtre, trad. de Laure Bataillon, Flammarion, 1987.
[2] « El entenado según Saer », http://elbroli.free.fr/escritores/saer/EntenadoxSaer.html (nous traduisons) cons. mai 2012.
[3] “El entenado según Saer”, http://elbroli.free.fr/escritores/saer/EntenadoxSaer.html (nous traduisons) cons. mai 2011.
[4] Horacio González, « Entrevista a Saer », Lote, n° 10, 1998, p. 19 (nous traduisons), cité par P. Laurent, « Saer, une écriture de la contrainte », http://www.crimic.paris-sorbonne.fr/actes/dc/laurent.pdf, p. 2.
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