En 1941, Stefan Zweig publiait Le Brésil, terre d’avenir. L’un des plus célèbres auteurs européens — encore aujourd’hui l’un des écrivains les plus lus sur la planète —, a fini sa vie exilé au Brésil. Les livres de cet écrivain juif, né autrichien, avaient subi un autodafé à Salzburg (sa ville, alors nazifiée) en avril 1938. Il était parti à Paris, puis en Grande-Bretagne ; ensuite il avait voyagé vers les Amériques avec Lotte, sa seconde épouse ; enfin il s’était installé à Petropolis (province de Rio de Janeiro) en août 1941. Il rencontre personnellement le président brésilien, Getulio Vargas. Très sensible à l’appel du suicide et profondément découragé par la situation politique mondiale, Zweig se suicide au véronal avec Lotte (gravement malade) le 23 février 1942. Malgré les instructions laissées par Zweig qui exigeait des obsèques simples, le Brésil leur offrit des funérailles nationales (4000 personnes, dont le président Vargas). Zweig venait de terminer un magnifique récit autobiographique et historique, Le Monde d’hier, un des grands chefs-d’œuvre du XXe siècle.
Cette chronique va essayer de traiter avec une certaine distance de la situation actuelle de Zweig. Pour cela je m’appuierai sur l’excellente édition des Romans, nouvelles et récits en Pléiade (mars 2013), dirigée par Jean-Pierre Lefebvre qui s’est chargé de l’appareil critique, avec la collaboration d’une importante équipe de traducteurs (comme Bernard Lortholary, célèbre passeur du Parfum de Süskind, du Liseur de Schlink et de Kafka). C’est que Zweig est maintenant dans le domaine public, et il est possible de rééditer intégralement les récits de Zweig en respectant la chronologie de leur écriture.
Un écrivain trop lu ?
Mais cette édition ne peut pas s’appuyer sur un important corpus critique scientifique antérieur. C’est que Zweig n’est pas considéré comme un « grand écrivain » par les autorités académiques, en particulier allemandes — ne constatent-elles pas avec effarement que Zweig est pratiquement le seul écrivain austro-allemand dont les livres se vendent à l’étranger ? Zweig est facilement traité « d’écrivain facile à lire », ou « pour femmes » — j’espère que les lectrices de Brazil Azur regardent cette chronique avec l’ironie nécessaire … il faut dire que ces attaques, venus de confrères jaloux, remontent aux années 20, en Allemagne ! Mais voilà, rien que pour la France : en 2008 et 2009, Grasset publie deux récits inédits : Le Voyage dans le passé et Un soupçon légitime. Succès immédiats ! Le premier cité est la deuxième meilleure vente de l’année pour Grasset — pour un écrivain mort depuis près de 70 ans ! C’est que « les femmes » … représentent (au moins) 70 % des lecteurs — Il faut plaindre les « auteurs pour hommes ». Zweig devient même le héros de livres et de bandes dessinées (Les Derniers Jours de Stefan Zweig, roman de Laurent Seksik, 2010, BD en collaboration avec Guillaume Sorel, 2012) ou de pièces à succès (Collaboration, de Ronald Harwood, 2008, jouée à Paris en 2011-2013 avec Didier Sandre et Michel Aumont) — romans ou pièces qu’il n’a pas écrits …
L’édition en Pléiade est donc particulièrement utile, et elle va me servir pour tenter une (modeste et brève) mise en perspective de cet écrivain très (trop ?) célèbre. Je fais l’hypothèse que la plupart des lecteurs (et des lectrices) de cette chronique connaissent déjà certains récits de Zweig, mais je vais essayer de les convaincre de les relire avec un autre regard. Il va peut-être y avoir des surprises — et si Zweig était un « vrai grand écrivain » qui a su dire des choses inédites qu’on n’a pas su lire ! Je précise enfin que, maintenant, les autorités académiques sont contraintes à revoir leurs positions, et les thèses universitaires sur Zweig commencent à être plus nombreuses. L’éditeur du volume de la Pléiade fait aussi l’éloge de deux ouvrages consacrés à Stefan Zweig : la biographie (1972, traduction, La Table ronde, 1988) de Donald Prater et Stefan Zweig – le Voyageur et ses mondes de Serge Niémetz (Belfond, 1996).
Zweig a plusieurs facettes. C’est d’abord un « écrivain européen » qui a cherché pendant la première guerre mondiale à faire se rencontrer les écrivains de toutes nationalités qui refusaient le chauvinisme et voulaient sincèrement la paix. Il a cherché aussi à connaître des hommes politiques. Ses amitiés sont remarquables : Freud, Einstein, Verhaeren, Joseph Roth, Béla Bartok ; en France : Jaurès, Romain Rolland, Pierre Jean Jouve, Paul Valéry, Maurice Ravel. Pendant la première guerre mondiale, il a pu venir en Suisse et il a pleinement participé à la vie de la communauté intellectuelle pacifiste qui s’y était constituée autour de Romain Rolland. Lui, le grand bourgeois, issu d’une famille riche, qui gagnait beaucoup d’argent avec ses livres, a ainsi pu être (quasiment) un compagnon de route des communistes (et être très lu en Union Soviétique). Il fut précocement un actif traducteur (Verhaeren, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Yeats, Keats, Romain Rolland). Il aimait écrire des essais sur les personnalités qu’il aimait (Dostoïevski, Balzac, Dickens). Il écrivit des pièces de théâtres à succès (son adaptation de Volpone de Ben Johnson). Enfin il écrivait de « longues nouvelles » qui sont en fait des « romans courts », ce genre qui n’a pas de nom en français, mais que les anglo-saxons appellent des novellas — dans ce genre on peut citer Candide, Le petit Prince ou Chéri.
Zweig avait un rapport privilégié avec la France : il parlait très bien le français et il a eu la chance d’avoir été traduit par une personnalité originale, Alzir Hella (prénom et nom du nord de la France). Celui-ci était issu du peuple, autodidacte politiquement engagé, « anarcho-syndicaliste », grand traducteur (souvent en collaboration avec un ami écrivain, Olivier Bournac) des écrivains allemands, en particulier des romantiques (E. T. A. Hoffmann) ou d’Erich Maria Remarque (A l’ouest rien de nouveau, célèbre roman pacifiste, vendu à plus de 200 000 exemplaires en France en quelques mois !). Hella, l’ancien ouvrier typographe, est devenu l’ami et l’agent de Zweig, le grand bourgeois. Hella avait trouvé une écriture de traduction spécifique, pas obligatoirement très fidèle, mais qui avait su transmettre le dynamisme propre à l’écriture de Zweig.
Je l’ai dit, le monde académique a (ou avait) « un problème » avec Zweig et son succès. Les nouvelles traductions, modernes, procurées par l’édition de la Pléiade, permettent de juger sur pièces, sans préjugés nostalgiques. Et que voit-on ? Et bien, que Zweig est effectivement à la frontière entre la littérature populaire, « de genre », et la « vraie » littérature. Regardons d’abord son écriture », sa façon d’écrire ses phrases : il ne pratique pas cette écriture dense, puissante que l’on attend chez les « grands » auteurs (qui peuvent être, alors, un peu pesants, statiques, ce qui peut rebuter les lecteurs pas assez aguerris…). Je reprends le terme déjà employé (proposé par Jean-Pierre Lefebvre) : son écriture est dynamique : quand une phrase se finit, on (« on » = l’auteur et/ou le lecteur) se précipite avec vivacité sur la suivante ! Il peut donc être lu par un large public — parmi eux, un critique littéraire inattendu, Sigmund Freud : « Cette histoire brillamment contée, d’un enchaînement sans failles ». Bref, Zweig est un grand conteur qui sait y faire.
Relire trois récits très célèbres
Je vais maintenant considérer trois récits très célèbres : Vingt-quatre heures de la vie d’une femme (60 pages en Pléiade), Amok (50 pages), Lettre d’une inconnue (40 pages). On a reproché à Zweig de n’avoir écrit qu’un seul long roman (La pitié dangereuse), comme si cette particularité montrait une certaine impuissance à écrire. Or, les trois récits que je viens de citer, malgré leur brièveté, ont déjà fait l’objet de : 7 + 4 + 7 = 18 adaptations cinématographiques ! de Max Ophuls à des cinéastes chinois, depuis le cinéma muet jusqu’aux années 2000 … c’est que ces (soi-disants) brefs récits (en fait, ils sont ramassés, élagués) disaient beaucoup de choses à ces lecteurs privilégiés que sont les cinéastes.
Si on examine ces trois récits, on voit leur construction commune : un récit-cadre où le narrateur (de l’histoire qu’on lit) écoute (ou lit), le récit-interne raconté par un autre personnage-narrateur. Cette structure à deux étages permet des développements narratifs puissants puisque le récit-cadre et le récit-interne peuvent se rencontrer, se percuter. J’observe que cette technique narrative (enchâssement) est fréquente dans la littérature de genre, comme le thriller ou le roman fantastique ou Les mille et une nuits. Et Zweig est un conteur extrêmement performant pour construire des histoires à suspens où les épisodes s’enchaînent avec virtuosité pour emmener le lecteur vers des horizons de plus en plus perturbants, avec de fréquents effets d’affects très prenants. C’est pourquoi je pense que cette brièveté est en fait un grand art : Zweig dit suffisamment de choses en 40 ou 60 pages pour satisfaire son projet narratif. Et je crois que si c’était plus long, ça deviendrait lourd, répétitif, pesant et pire, mélodramatique… Zweig dirait-il plus de choses, et avec son élégance tragique, en 50 pages sans bavardages, que bien d’autres en 300 ou 600 pages ?
Et son « projet artistique » ? Est-il celui d’un « grand écrivain » ? N’écrit-il pas des « histoires de femmes », donc des histoires sentimentales basées sur une psychologie classique, naïve et démodée ? Dans les trois histoires de Zweig que je prends comme modèle il y a de l’amour-passion (et l’existence de l’amour-passion qui surgit brutalement est même le thème affiché de Vingt-quatre heures !), l’affrontement tragique entre l’amour et l’honneur (Amok), ou l’amour à l’état brut (La Lettre). Mais, nous demandons-nous, pourquoi ces pures histoires d’amour (et de mort) nous touchent-elles toujours autant ? Car j’ai omis de préciser que, si ces 3 histoires ont déjà donné naissance à 18 films, on ne peut pas compter le nombre d’adaptations théâtrales : plusieurs sont jouées chaque saison à Paris ! D’où vient cette passion qui n’est pas spécialement française ? Je peux laisser à chacun le soin de répondre à sa façon à cette question : les lecteurs de Zweig savent ce qui leur plaît chez cet auteur. Ou peut-être savent-ils que ça leur plait, certes, mais sans savoir très bien pourquoi. Je vais donc essayer de donner une sorte d’explication qui risque de choquer certains ; aussi, je préviens les allergiques à toute problématique psychanalytique : ils doivent arrêter de lire cette chronique, car il faudra accepter quelques principes d’interprétation analytique empruntés à Freud.
Zweig lu par Freud
Sigmund Freud était un ami et un lecteur de Zweig ; leur correspondance a été publiée (chez Payot). Zweig a écrit un essai sur Freud. Il lui envoyait ses livres, Freud les lisait attentivement. Dans une lettre à Zweig, Freud donne une analyse très psychanalytique de Vingt-quatre heures de la vie d’une femme (il y reviendra dans son étude sur Les Frères Kamarazov : « Dostoïevski et le parricide »), que je ne présenterai pas de façon complète — les lecteurs curieux chercheront les sources. Je dirai seulement que ce récit lu par Freud montre un aspect très perturbant du fameux « complexe d’Œdipe » et je me demande alors si la séduction des récits de Zweig n’a pas sa source dans les messages subliminaux que cet auteur transmet à notre esprit — peut-être inconsciemment, comment savoir ? Pour simplifier, je dirai que Vingt-quatre heures montrerait, en fait, une relation spéciale entre une femme et un jeune homme. En imaginant une femme de 67 ans racontant qu’à 42 ans, veuve et chaste depuis longtemps, elle a eu une vive passion amoureuse pour un jeune homme dévoré par la passion du jeu et qu’il fallait sauver, Zweig donnait une transposition très astucieuse d’une relation pulsionnelle inconsciente entre une mère et un fils victime d’addiction. Selon Freud, le récit est fait par la femme, mais le désir est celui de garçon (la littérature est un art de la transposition). Cette interprétation très inattendue est très forte, et la lecture d’Amok suggère une interprétation analogue.
En effet, quel est le ressort profond de cette histoire « exotique » où un médecin, longtemps très isolé dans un poste en Inde, raconte comment il est devenu fou (sens du mot malais « amok ») d’une femme qui est venue, non pas le solliciter, mais le payer, et avec dédain, pour qu’il la débarrasse discrètement de l’enfant qu’elle porte. Le médecin refuse, tant la froideur arrogante de cette femme le met en rage. Je ne raconte pas les détails des drames qui vont s’enchaîner brillamment (je pastiche Freud). Nous saurons plus tard que cette femme adultère avait pour amant un tout jeune officier, « on aurait dit un enfant ». Et là, on se dit que si ce récit frappe aussi fort (et il est, par ailleurs, réellement violent), c’est qu’il met encore une fois en scène une histoire de passion avec sous-entendus œdipiens. Si Zweig transpose si habilement de tels sous-entendus, c’est qu’il a peut-être vécu quelque chose analogue lui-même. Je n’ai évidemment pas psychanalysé Zweig, et je sais peu de choses de sa biographie intime. Mais il aurait eu des parents d’origines sociales différentes : une mère (artiste mais distante, précocement sourde) issue d’une famille très riche (financiers), de tempérament aristocratique et très snob, et un père (industriel industrieux, musicien, silencieux) que sa belle-famille méprisait. Or il y a de cela dans le rapport entre la femme riche enceinte, qui mettra l’honneur au dessus de sa vie, et le médecin furieux d’être méprisé. La découverte du très jeune amant (qui ignore que sa maîtresse était enceinte de lui et qui ignorera toujours de quoi elle est morte) est l’indice qui nous met sur la piste d’un amour œdipien interdit entre une mère et son fils. Les lectrices seraient-elle particulièrement sensibles à ces thématiques ?
Jean-Pierre Lefebvre donne une lecture à plusieurs strates de La Lettre d’une inconnue : derrière le récit (si prodigieusement émouvant !) d’un amour absolu, il nous donne à lire un récit autobiographique caché où un Don Juan multirécidiviste se confesse sur son refus d’enfant, ce qui nous oblige à regarder avec un nouveau point de vue le thème de l’avortement, si prégnant dans Amok.
Un vrai créateur, n’est-ce pas celui qui transpose, sans le dire mais en le suggérant, les tragédies qui gisent au fond de sa (de nos) psyché(s) ? Zweig serait-il une variante de « grand écrivain » ? Variante non encore répertoriée par les autorités intellectuelles qui sont mal à l’aise avec les conteurs qui entretiennent de bonnes relations avec leur inconscient — « Cela s’appelle l’imagination », disait la psychanalyste Blanche Reverchon, l’épouse de Pierre Jean Jouve (l’histoire d’amour de Pierre et Blanche s’est nouée dans la villa de Stefan Zweig à Salzbourg, en août 1921).
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