« L’art est le plus court chemin de l’homme à l’homme »
André Malraux
Au fil des décennies, la perception extérieure de la favela brésilienne a beaucoup évolué. On a d’abord porté un regard exotique sur ces bidonvilles, constitués d’habitations précaires et miséreuses : on les a considérés comme des lieux où la vie était simple, où la convivialité et la solidarité étaient fortes. Très vite, les questions de santé et d’hygiène, ainsi que l’absence du moindre plan d’urbanisation, ont changé cette perception des favelas. Petit à petit, les classes pauvres y logeant ont été qualifiées de classes dangereuses. Dans les années quatre-vingt, avec l’arrivée du trafic d’armes et de drogue, la favela s’est transformée en un haut lieu de la criminalité. Ses « moradores » devinrent une population de plus en plus marginalisée, méprisée par les autorités et par les médias.
Avec l’évolution et la démocratisation des outils technologiques, le cinéma est devenu un moyen, pour les habitants des favelas, d’exposer une vision plus objective et plus équilibrée d’eux-mêmes et de leur environnement. La vie dans la favela est l’un des sujets les plus exploités dans la production cinématographique brésilienne de ces vingt dernières années. Des films comme « A cidade de Deus » (Meirelles) ou « Tropa de elite » (Padilha) investissent l’espace politique en proposant un discours légitime en décalage avec ceux des médias traditionnels. Support artistique accessible à tous, pouvant toucher un vaste public par son caractère fictionnel et romancé, le cinéma peut également avoir une grande force persuasive lorsque l’univers diégétique qu’il décrit se relie à la réalité. A plusieurs reprises, des membres du gouvernement brésilien ont été contraints de se prononcer à propos de certains films dénonçant la corruption ou quelques-unes de leurs pratiques illégales en rapport avec les favelas.
Quel rôle peut donc jouer le cinéma dans la société brésilienne ? Quelle est l’intersection entre l’univers fictionnel et la sphère socio-politique ?
LE CINEMA NOVO
Le Cinema Novo est un mouvement qui est apparu au début des années soixante et qui a marqué une esthétique au Brésil, une façon de voir, mais aussi un lieu où regarder (les favelas, le Sertão, etc…)
Il représente une mutation dans le cinéma brésilien. Une rupture avec les productions nationales et les codes de la « chanchada », un mouvement populaire, inspiré des productions hollywoodiennes, qui mélangeait la comédie, la parodie, l’aventure et la musique.
L’écriture cinématographique, enfin libérée des codes hollywoodiens, laisse la caméra descendre dans la rue pour filmer le « Brésil authentique », celui des bidonvilles, de la paysannerie misérable et se met dès lors au service d’une prise de conscience populaire et d’une remise en question des injustices de classes. Des cinéastes comme Glauber Rocha, Pereira Dos Santos, Carlos Diegues, Ruy Guerra et J.P. de Andrade portent ces nouvelles images de leur pays dans les festivals internationaux – aux antipodes de l’exotisme des décennies précédentes.
Ce mouvement cinématographique a été théorisé par deux écrits de Glauber Rocha : « l’esthétique de la faim » (1965) et « l’aventure de la création » (1968).
Mais 1964, c’est aussi l’année du coup d’État militaire qui portait au pouvoir Castelo Branco. C’est ainsi que la dictature militaire s’installe. La production d’œuvres issues du cinéma Novo perdurent quelques années, malgré la dictature. Mais « l’acte institutionnel N° 5 » de décembre 1968, qui consolidait le pouvoir militaire fasciste, met fin petit à petit à ce mouvement. Les cinéastes partent vers l’Europe pour continuer à tourner. La production brésilienne, quant à elle, se trouve désormais gérée par l’Institut national du Cinéma, et financée par l’Embrafilme, firme d’État au service de l’idéologie au pouvoir.
Le Cinema Novo est le mouvement le plus marquant de l’histoire du cinéma brésilien, car il aborde des problèmes très sérieux au Brésil, montre le pays sous un angle que le reste du monde ne connaissait pas et il participe à une prise de conscience politique. Il inspire encore aujourd’hui des films comme « la Cité de Dieu ».
Après la fin de la dictature, de nouveaux cinéastes apparaissent et des anciens reviennent sur la scène. Aussi la production de films est-elle encouragée par des organisations comme Riofilme qui favorise fiscalement l’investissement dans la production. Le retour à la démocratie et la facilité de l’accès aux nouvelles technologies entraine, depuis vingt ans, un retour aux thèmes socio-politiques. Les favelas de Rio de Janeiro sont devenues un sujet particulièrement récurent dans la production cinématographique brésilienne.
ANALYSE FILMIQUE
« Cidade de Deus »
Fernando Meirelles & Katia Lund (2002). Quatre Oscars en 2004 : meilleur réalisateur, meilleur scénario adapté, meilleure photographie et meilleur montage.
L’économie de la drogue sous la perspective des narco trafiquants
La Cité de Dieu est d’abord un quartier pauvre de Rio de Janeiro, construit à la va-vite dans les années 60 pour reloger en périphérie de la ville les habitants des favelas du centre-ville. Le projet urbain a consisté à aligner les maisonnettes et les immeubles bon marché, sans y mettre de véritable infrastructure. Quant au film, il est à l’origine d’un roman, qui pourrait presque être considéré comme un témoignage. Il est écrit par Paulo Lins à partir de sa propre expérience de vie dans cette favela entre les années 60 et 90, pendant lesquelles il a voulu étudier la criminalité carioca.
Le narrateur de l’histoire se nomme « Buscapé », un jeune garçon vivant lui-même dans la « Cité de Dieu ». Il représente la vision interne que les gens des favelas ont de leur milieu de vie.
Dans le film, trois histoires se mêlent : celles de trois malfaiteurs qui vivaient dans la favela Cité de Dieu dans la période de 1960 à 1980 : Zé Pequeno, Bené et Mané Galinha. Elles représentent trois décennies de violence dans cette favela.
Zé Pequeno, le personnage le plus atroce des trois, incarne trois tournants décisifs de l’histoire de la criminalité dans les favelas de Rio de Janeiro. Il y est question de la transformation de la figure du bandit. D’abord le banditisme des années 1960 et 1970, représenté dans le film par le Trio Ternura (Trio Tendresse !) : des vagabonds volent ce dont leur communauté a besoin. L’arrivée de Zé Pequeno sur la scène témoigne de la nouvelle génération de gangsters et illustre le début des guerres de gangs.
On remarque dans le film qu’avant l’entrée de ce personnage dans le marché de la drogue, les narcotrafiquants arrivaient à cohabiter de manière relativement paisible. Dans la volonté de conquérir tous les points de vente de stupéfiants de la Cité de Dieu, Zé Pequeno introduit les pratiques de violences urbaines telles qu’on les connaît aujourd’hui : la dispute pour les points de vente entre les diverses factions criminelles. Il va également s’initier à la vente de cocaïne.
Zé Pequeno incarne donc le narcotrafiquant de la nouvelle génération : à la cruauté dont il fait preuve s’ajoutent son appartenance à une faction en guerre constante contre les autres et ses activités de vente de drogues dures.
Ce film aborde donc ce problème socio-politique sous un nouvel angle. Le réalisateur n’hésite pas à montrer ‘’dans toute leur splendeur’’ la cruauté, la violence et la misère qui règnent dans la « Cité de Dieu ». Le fait que les acteurs soient des jeunes des favelas et que le film découle d’une étude anthropologique et sociologique renforce l’authenticité du discours.
La « Cité de Dieu » est donc un film d’une grande importance, d’une part par sa qualité et son originalité artistique et, d’autre part, par sa portée médiatique, sociale et politique. C’est une fiction qui ose aborder des problèmes très sérieux du Brésil d’aujourd’hui : la violence, le trafic de drogues, la marginalisation de la population des favelas, la corruption policière, le désintérêt apparent du gouvernement… Elle dévoile une réalité en la reconstituant comme aucun documentaire n’aurait pu le faire. Grâce notamment à la participation de jeunes (amateurs) des favelas dans l’ensemble des rôles et à la participation de la cinéaste et sociologue Katia Lund dans l’écriture du scénario, Meirelles a réussi à concilier les ingrédients d’un cinéma commercial et un thème à fort caractère social. Il touche ainsi un large public et contribue à la consécration du cinéma brésilien récent sur la scène mondial. A l’échelle nationale, il a représenté un tournant thématique et esthétique depuis le mouvement du cinéma novo amorcé dans les années 60. Il témoigne de la prégnance croissante des productions cinématographiques abordant des questions sociales et politiques.
« Tropa de Elite »
José Padilha, 2007. Ours d’or festival de Berlin, 2008.
Le narco trafic et la violence urbaine des favelas sous la perspective des policiers du BOPE
Ce film expose les actions du BOPE (Batalhão de Operações Policiais Especiais ou Bataillon des opérations spéciales de police) dans les favelas de Rio, vu par le capitaine du bataillon de choc. La corruption policière y est exposée.
Le réalisme dans ce film vient du fait que le scénario s’appuie sur des faits réels, plus précisément sur des enquêtes dont l’authenticité a été vérifiée. La construction du scénario a prend en compte le rapport final de la commission d’enquête parlementaire sur les milices, publié en 2008, ainsi que toutes les réunions de la commission, auxquelles le scénariste Bráulio Mantovani a été présent. Les personnages du film sont par ailleurs presque tous inspirés de personnes réelles (ex : le capitaine Nascimento est inspiré de l’ancien capitaine du BOPE, Rodrigo Pimentel), ce qui renforce le réalisme du propos.
« Cinco vezes favela »
Produit par Carlos Diegues et réalisé par un groupe de jeunes cinéastes des favelas de Rio de Janeiro (2010)
La favela vue par ses habitants
Ce film reprend le projet de 1960 d’un groupe de jeunes étudiants (dont Carlos Diegues faisait partie) qui s’était rendu dans les favelas afin d’y tourner de courts métrages.
Cette fois-ci, il n’y a plus d’ étudiants derrière la caméra, mais plutôt des jeunes des favelas eux-mêmes qui montrent leur monde tel qu’ils le perçoivent. Le film consiste en cinq courts métrages exposant cinq points de vue différents. Le projet a vu le jour après plusieurs années. Il fallait former les jeunes à l’écriture scénaristique, à la photographie, au montage… Il fallait également trouver des financements. Le film a finalement été tourné dans cinq favelas de Rio de Janeiro : 250 jeunes ont participé aux ateliers de formation et cent d’entre eux ont réalisé « Cinco vezes favela ».
Les cinq courts métrages mettent en scène des histoires vraisemblables appartenant à l’univers des habitants des favelas, le but étant de donner à voir cet univers au moyen de l’humour et de l’ironie. Il s’agit de proposer une sorte de légèreté dans les représentations. Les cinq histoires racontent des faits banals de la vie quotidienne des habitants de la favela. Les préjugés des gens de l’extérieur sont repris avec humour et rectifiés avec justesse (comme par exemple celui selon lequel tous les gens vivant dans les favelas sont dangereux).
Les cinq histoires ne nient pas la présence de délits dans la favela, mais adoptent plutôt une posture moralisatrice. Si certains personnages sont déviants à un moment donné de l’histoire, généralement parce qu’ils ne voient pas de solution alternative, ils finissent par se remettre en question et réévaluer leurs choix. Ils dévoilent la force des valeurs morales qui régissent leurs parcours tout au long de leur vie dans la favela. Le spectateur est donc invité à observer dans leur intimité les gens des favelas et à essayer de comprendre les raisons qui les amènent parfois à commettre des délits.
Ce film réalisé par ces jeunes permet pour la première fois au spectateur d’assister à ce que les habitants des favelas ont à dire sur eux-mêmes. Le lien favela-drogue-violence est donc défait et cela à partir d’un réalisme associé à des récits ordinaires, qui n’associe pas d’emblée la pauvreté à la criminalité, mais qui sait soulever des questionnements éthiques.
LES ASSOCIATIONS CULTURELLES DES FAVELAS
« Ciné favela »
http://www.cinefavela.org.br/index.php
Il s’agit d’ une association culturelle créée en 2003 à São Paulo, qui utilise le cinéma comme outil à l’insertion sociale et culturelle pour les habitants des favelas. Elle organise notamment tous les ans un important festival de cinéma amateur appelé « festival ciné favela ». C’est un évènement unique en son genre au Brésil et il a déjà beaucoup de succès auprès des communautés des favelas. Sa première édition s’est déroulée en 2005 à Héliopolis. Il s’adresse aux ONG, aux associations, aux universitaires… et est ouvert à tous les formats et expérimentations audiovisuelles.
L’association « Cine Favela » met aussi en place des centres éducatifs consacrés à la formation des jeunes à la maîtrise du septième art. Quatre cents jeunes bénéficient aujourd’hui de ces aides à l’insertion sociale par la culture.
Le « festival ciné favela » s’est développé et est maintenant également présent dans cinq autres communautés. Lors du festival, les films sont diffusés dans divers endroits de la ville de São Paulo (par exemple, dans des stations de métro et dans certains espaces publics…). Il est actuellement considéré comme l’un des plus importants festivals de cinéma amateur du monde.
« Nós do Cinema »
Cette association a vu le jour en 2000, à l’occasion du projet du film « la Cité de Dieu » afin de préparer et recruter environ 200 acteurs non professionnels venant des favelas. Ces jeunes ont été sélectionnés, puis entraînés, pendant plusieurs mois, par des professionnels du cinéma et du théâtre. Avec le succès international du film et le soutien des réalisateurs Fernando Meirelles et Katia Lund, des étudiants ont transformé cette association en une ONG dont la mission est de favoriser l’entrée des jeunes dans le marché du travail. Ainsi, « Nós do Cinema » souligne le rôle social du cinéma au Brésil. Cette structure offre un parcours complet dans les métiers de l’audiovisuel aux jeunes des favelas et des quartiers moins favorisés par les politiques publiques. Parmi les projets de l’ONG, il y a la promotion d’événements dans les écoles et dans d’autres institutions, la production de la série télévisée « La Cité des hommes » (« Cidade dos homens », issue du film portant le même titre) et la préparation d’acteurs pour composer les distributions des telenovelas de la Rede Globo.
Lors de la huitième édition du festival du cinéma brésilien à Paris, des courts-métrages réalisés en collaboration avec cette association ont été également projetés.
Cette association ouvre donc des espaces pour que les jeunes des favelas puissent refléter leur réalité à travers des productions cinématographiques, vues comme instruments d’expression et d’intervention sociale.
« Barroco#55 »
Cette association culturelle se situe dans une favela de Rio de Janeiro appelée « Complexo do Alemão ». Elle touche à de nombreux domaines, car son concept est le suivant : partager et échanger la culture. Dans ce but, elle invite des étrangers, ou des Brésiliens venus de l’extérieur de la favela, à venir y vivre en immersion pendant quelques semaines ou quelques mois. Ils peuvent alors mener à bien des études ou monter des projets culturels avec la population locale. Leur site internet présente tous leurs derniers projets en date. Il est très complet et est traduit en plusieurs langues, du fait de la grande diversité des nationalités participant aux différents projets.
Complexo do Alemão
(Photo prise par Filomena Iooss)
L’association a été créée en 2010, elle monte désormais des projets culturels touchant aux arts de rue, à la musique, aux études sociologiques et au cinéma. Et voilà le constat dont les membres de l’association nous font part dans leur page d’accueil :
« Após a ocupação do Complexo do Alemão em novembro 2010 – até então considerado uma das “mais perigosas” favelas do Rio – há um aumento do interesse dos atores (público, privado e sem fins lucrativos) fora da comunidade. Especialmente tecnologias digitais desempenham um papel importante neste processo. Moradores da comunidade têm reconhecido o interesse dos meios de comunicação, grandes empresas e do estado em relatórios sobre a realidade local e fazer « trabalho social ». A favela se tornou estouro. »
Les effets de l’art dans ces communautés sont donc bien réels. On peut facilement les constater au niveau du changement qui s’opère sur la population de la favela, mais aussi au niveau de l’action des pouvoirs publics (comme le passage du BOPE aux UPP) et de l’intérêt que les entreprises privées (Coca Cola ; Santander; etc.) manifestent par le parrainage de projets culturels ou par les aides financières à ces populations, cela afin d’améliorer leur image. Comme le dit la citation ci-dessus, les habitants marginalisés des favelas ont pris conscience du pouvoir que leur procuraient les moyens de communication ouverts sur l’extérieur et sur l’Etat. Ils y ont trouvé une forme d’expression, des moyens de faire pression.
“É interessante como as novas tecnologias digitais mudam a maneira como os moradores da comunidade têm uma voz”
Autres associations culturelles des favelas prenant le cinéma comme outil d’intégration :
« Nós do Morro »
http://67.228.166.162/~nosdomor/index.php/cinema.html
« Cinemaneiro »
https://www.facebook.com/Cinemaneiro
CONCLUSION
L’impact du mouvement social et associatif sur la favela et ses habitants se constate de plus en plus. C’est par l’intermédiaire de l’art que ces populations oubliées et discriminées prennent désormais la parole et revendiquent leur existence, leur poids dans la société. Aussi, en les montrant dans leur intimité, au sein de leur espace privé, la production de films tournés vers la favela a-t-elle changé le regard que l’extérieur porté sur elles. Ces populations ont été humanisées, singularisées. Elles ont acquis un poids politique. Après le succès international du film de Meirelles, « la Cité de Dieu », le gouvernement s’est occupé de cette favela en priorité, il y a rétabli l’ordre. Les conditions de vie dans les favelas ont été connues à l’étranger grâce à des films tels que celui-là. On peut même se demander si le changement de procédé dans la façon de rétablir l’ordre dans les favelas n’a pas aussi un rapport avec la pression sociale exercée sur le gouvernement par ce type de films (ex : Tropa de Elite). La démocratisation des moyens de communications et leur facilité d’accès ne laissent plus le choix aux politiciens qui, par ce biais, subissent à la fois la pression sociale du peuple et celle l’étranger.
L’art et le milieu associatif sont donc une véritable alternative et un synonyme d’évolution pour ces communautés, qui, bien qu’ayant encore un long chemin à parcourir dans la reconnaissance de leurs droits par le gouvernement, semblent avoir désormais les outils nécessaires pour prendre la parole face à l’Etat et au reste du monde.
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Ce sujet a été présenté par Leïla Colombini, étudiante à l’Université de Nice Sophia Antipolis, France.
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