(2) Marcher sur les pas des fantômes de Patrick Modiano
Avec l’attribution du prix Nobel à Patrick Modiano, toute la presse culturelle a cherché à donner des conseils aux lecteurs débutants dans l’art d’errer sur les pas de l’écrivain dans ses quartiers perdus — rues désertes de certains beaux quartiers de « la » Capitale, ceux que ne fréquentent pas les touristes — bars vides où l’on ne distingue qu’un seul consommateur — villas à la périphérie des cités balnéaires — appartements privés de meubles. Les personnages solitaires des romans de Modiano vont cependant rencontrer des passants à l’air morne qui vont les guider vers d’autres lieux, vers d’autres figures pittoresques : aventuriers, hommes d’affaires, femmes fatales — tous personnages dont les actes et les désirs vont rencontrer les pulsions non dites du héros. Je viens de résumer ce qu’on dit habituellement sur Modiano (ce sont des clichés, certes, mais ils ne sont pas faux), et on ajoute alors un couplet sur sa « petite musique » —ritournelle à laquelle je ferai un sort.
Je pourrais faire un panorama historique, et disserter sur la liste chronologique de ses romans, mais ça serait fastidieux, et surtout, ce n’est plus comme cela qu’on lit Modiano. Au fil des années, il a créé une œuvre aux multiples ramifications. Dans la mémoire de ceux qui l’on déjà lu se créent des correspondances mystérieuses. Je crois qu’un lecteur attentif, sensible à la musique des mots, et aux reflets des images, sent que derrière des notations a priori banales ou quotidiennes, se cachent des secrets qu’il faudra deviner peu à peu. Un roman de Modiano se lit comme une enquête policière. C’est pourquoi je vais commencer cette déambulation par deux romans parmi les plus connus de l’écrivain, Villa triste (1975, adapté au cinéma en 1994 : Le Parfum d’Yvonne) et Rue des boutiques obscures (1978), qui peuvent être lus comme des polars. Ainsi, je ne commencerai pas par le commencement — je le réserve pour la fin de ces chroniques —, car Modiano a été révélé à partir de 1968 par une formidable, mais très provocante « Trilogie de l’Occupation » : La Place de l’étoile (1968), puis La Ronde de nuit (1969), enfin le troisième volume, Les Boulevards de ceinture, couronné par le prix de l’Académie française en 1972, et il en est alors le plus jeune lauréat. Aussi, aujourd’hui encore, je m’étonne que le jury du prix Goncourt ait attendu 10 ans, et son 6e livre (paru en 1978), pour le distinguer … mais il faut préciser que son brillant 4e roman, Villa triste avait en face de lui la redoutable concurrence de La Vie devant soi, du grand et récidiviste Romain Gary (déjà lauréat en 1956), caché sous le pseudo Émile Ajar… et ce n’est que trois ans plus tard (après le magnifique, mais insolite, Livret de Famille) qu’il obtient le prix Goncourt, pour Rue des boutiques obscures qui est, à l’heure actuelle, son best-seller.
Rue des boutiques obscures (1978) : Les enquêtes d’un fantôme solitaire
Je ne vais pas vraiment raconter l’histoire de Rue des boutiques obscures. Je vais tenter de suggérer des thèmes et de faire sentir l’ambiance. Je dois donc prévenir les lecteurs de cette chronique que j’aurai souvent recours à des allusions au second degré, aussi je procure des liens vers La Toile qui peuvent être des indices (très) indirects. La comparaison avec un roman policier s’impose : le narrateur — celui qui dit : « je » — vient de quitter son travail de détective privé (le patron de sa société a pris sa retraite), et il décide d’enquêter sur lui-même. Il est amnésique. Il veut maintenant savoir qui il était dans sa vie antérieure. Je ne raconte pas cette enquête décalée qu’on lit avec le même intérêt qu’un roman policier bien construit et bien mené. Je souhaite simplement encourager les lecteurs à être attentif aux étrangetés qu’on trouve rarement dans un vrai polar. Le narrateur sans passé retrouve des témoins qui ont peut-être connu des proches de sa propre vie, ou peut-être lui-même…
… Y a-t-il dans « un petit appartement en bordure des jardins, une personne qui m’avait connu et qui se souvenait encore de moi » ?
Certains informateurs semblent voir apparaître un fantôme, mais ces témoins sont toujours bienveillants. Ils ont certainement eu une vie antérieure plus riche et plus intéressante (ou plus dangereuse) que celle qu’ils mènent maintenant. Cependant ces retours dans un passé très effacé les touchent personnellement. Ils rendent service à l’enquêteur afin de « passer le flambeau ». Mais ce récit n’est pas dans la demi-teinte, comme on le croit trop souvent. Modiano joue (évidemment !) sur la suggestion : il ne mettra pas en scène des séquences à effets spéciaux avec des bandes de gangsters mafieux qui se tirent dessus à la kalachnikov, mais …
« un jeune russe que Gay Orlow avait déjà rencontré à Paris, faisait de fréquents séjours à Genève. Il semblait qu’il vécût d’expédients, d’achats et reventes de pneus et de pièces détachées, car lui aussi téléphonait à Paris du chalet, et je l’entendais toujours appeler un mystérieux « Garage de la Comète ». »
… derrière les portes d’où l’on entend des bruits — derrière les baies vitrées où l’on voit passer des silhouettes — dans une lourde voiture où l’on entend ses dérapages sur une route enneigée — on devine des situations dramatiques et des sentiments violents — on sent que des tragédies peuvent survenir, celle que peuvent suggérer certains liens que je glisse ici ou là. Et ces tragédies surviennent. Je reviendrai à diverses reprises sur l’art de l’écriture de Modiano, si particulier.
Je souhaite que le lecteur sente percuter dans son esprit des surprises quand il lit le nom du patron de l’agence qui pratique des « enquêtes privées » : C. M. Hutte » (j’ai mis en italiques les lettres signifiantes), dont le vrai patronyme est donné par : « le bel et blond baron balte Constantin von Hutte ». Croyez-vous que Modiano, cet auteur apparemment si sérieux, si mélancolique, ne joue pas aussi avec ses lecteurs ? Quand une première enquête conduit le narrateur à croire qu’il s’appelle « Freddie Howard de Luz » et que sa (?) famille (au nom si métisse) vient de l’île Maurice, n’y a-t-il pas là un jeu, une allusion amusée à un grand écrivain dont le nom est d’origine bretonne, mais dont les parents venaient de l’île Maurice et, en 1978, il n’avait pas encore reçu le prix Nobel ? Ou quand le dernier héritier vivant d’une grande famille, devenu critique gastronomique, raconte que, membre du jury « du concours de la Tripière d’Or », il lui « a fallu ingurgiter cent soixante-dix tripes en un jour et demi… » — on dirait un membre du jury d’un grand prix littéraire… J’ai dit qu’on ne voit pas de scènes avec des truands, mais un spectre célèbre fait quelques apparitions, c’est celui de Lucky Luciano — le chef mafieux qui aurait aidé les troupes américaines à débarquer en Sicile en 1943 ; cela Modiano ne le dit pas, mais le lecteur est prié d’enquêter lui-même… J’ai volontairement commencé cette lecture du roman de Modiano par ces quelques anecdotes ludiques, car ce roman si souvent mélancolique, est d’abord un roman, c’est-à-dire un jeu avec l’écriture.
L’enquête sur son propre passé par un amnésique armé de bottins et d’annuaires ne peut être que zigzagante, car ce monde est peuplé de pièces vides, de témoins disparus ou morts, et d’archives brûlées…
« Vous aviez raison de me dire que dans la vie, ce n’est pas l’avenir qui compte, c’est le passé. »
… mais il en reste quelques précieux fragments, et c’est à la recherche de sa propre identité que part le narrateur. Qui est-il ? le détective privé Guy Roland ? Ou Freddie Howard de Luz, ce membre d’une « sacrée joyeuse bande », « trop gâté par sa grand-mère » avant d’être le « confident de John Gilbert », puis le compagnon de Gay Orlow, une « blonde cendrée », ex-riche américaine et future suicidée ? Ou Pedro McEvoy, celui qui veut « retrouver le bon temps » ? Est-il Jimmy Pedro Stern, cet « Américain du sud » (né à Salonique…), qui, le 3 avril 1939 à Paris, a épousé Denise Coudreuse, la « jeune femme inconnue de moi », cheveux châtains et « parfum poivré », précoce championne de billard, mannequin lectrice de romans policiers du « Masque », puis couturière pour la haute couture, la seule « authentique française » de la bande ? Denise a-t-elle été « la voisine du dessous » d’un écrivain, un Grec d’Alexandrie, qui a été assassiné par une « ignoble petite gouape » qui vit toujours à Paris ? Et pour toute cette bande menacée formée par deux couples et un jokey anglais célibataire, pourquoi cette « drôle d’idée » de départ pour Megève ? — parce qu’on y est près de la Suisse, et qu’on a besoin du « sentiment de sécurité » que donne un pays neutre qui permettrait d’accéder au Portugal ? Et en quelle année sommes-nous ? En « novembre 1965 » ou « en février 43 » ? En tout cas, une « drôle d’époque… ».
La « petite musique » de Modiano est générée par une langue extrêmement précise qui articule de façon très fine des faits narratifs et des émotions, et qui utilise un réseau de correspondances propres à Modiano — Pourquoi la vue d’une rue déserte crée-t-elle un sentiment d’angoisse ? — Pourquoi des noms de personnes ont-ils une couleur ? — le nom de « Rubirosa » est « pourpre et scintillant » — et celui d’ « Oleg de Wrédé », avec son « étrange sourire que je vois encore dans mes rêves », est « blafard » — Qui est ce moniteur de ski parti « en éclaireur car nous approchions de la frontière » ? En tout cas, le ton du livre évolue insensiblement, les multiples allusions apparues peu à peu prennent du sens, et on lit le dernier tiers du livre le cœur serré, tant cette écriture toute en suggestions nous fait sentir pourquoi le héros, qui aurait tant aimé être invisible, est devenu amnésique pendant plus de vingt ans :
« J’ai marché des heures et des heures. Et puis, j’ai fini par me coucher dans la neige. Tout autour de moi, il n’y avait plus que du blanc. »
Villa triste (1975) : Tourisme, amours et angoisses
J’ai dit que le Jury Goncourt avait attendu Rue des boutiques obscures, son 6e roman et 1978, pour attribuer son prix à Patrick Modiano, mais a précisé le jury : également pour « l’ensemble de son œuvre ». à la suite de ses trois premiers romans — c’est-à-dire sa « trilogie de l’Occupation » qu’unit un ton baroque et sarcastique, très spécifique, que je réserve pour la fin de cette enquête —, c’est donc que Modiano avait déjà créé une œuvre. Aussi je vais m’attacher à son quatrième roman qui marque un fort renouvellement dans sa manière, car en 1975, il fait semblant d’écrire un roman plus « classique », où l’on quitte La Capitale pleine de bruits et de fureurs arpentée dans la trilogie de l’Occupation, pour une province apparemment plus tranquille, avec ses pensions de famille peuplées de rentiers qui jouent à la canasta. En fait, cette province n’est pas innocente. C’est une cité balnéaire de Haute-Savoie, une ville de vacances qui ne vit que quelques mois par an, quand les oisifs — riches touristes ou artistes du cinéma entre deux tournages — viennent montrer tous leurs talents dans l’art de ne rien faire. Douze ans plus tard, le jeune « comte Victor Chmara » (« c’est le nom que j’ai choisi ») se souvient de ses dix-huit ans et de ses aventures dans cette petite ville. Mais voilà, quand le narrateur nous donne ce portrait des loisirs et des vices de la classe bourgeoise d’une petite ville de provinces …
« La ville a perdu son vernis cosmopolite et estival. Elle s’est rétrécie aux dimensions d’un chef-lieu de département. Une petite ville tapie au fond de la province française. Le notaire et le sous-préfet bridgent dans le casino désaffecté. Mme Pigault également, la directrice du salon de coiffure, quarantaine, blonde et parfumée au « Shocking ». A côté d’elle, le fils Fournier, dont la famille possède trois usines de textiles à Faverges ; Servoz, des laboratoires pharmaceutique de Chambéry, excellent joueur de golf. Il paraît que Madame Servoz, brune comme Madame Pigault est blonde, circule toujours au volant d’une B.M.W., entre Genève et sa villa de Chavoires, et aime beaucoup les jeunes gens. On la voit souvent avec Pimpin Lavorel. »
… ne lit-on pas, d’abord, une série de clichés comme les polars nous en ont beaucoup fait lire, mais Modiano ne serait-il pas en train de se moquer ? car voici les lignes qui suivent :
« Et nous pourrions donner mille autres détails aussi insipides, aussi consternants sur la vie quotidienne de cette petite ville, parce que les choses et les gens n’ont certainement pas changé en douze ans. »
De qui, de quoi se moque Modiano ? Des notables des petites villes ? Des auteurs de romans policiers qui nous ont habitué à ce genre de portraits ? Des lecteurs formatés, nous qui aimons retrouver le confort que procurent les tics de cette littérature ? Mais ce n’est pas à la moquerie qu’on reconnaît les grands écrivains, mais à l’usage profond qu’ils font de leur travail d’écriture — car tout au bout du paragraphe, ce qui compte, c’est la plongée dans le temps passé. Le narrateur (qui a maintenant trente ans) retourne sur ses pas, à l’année 1962, quand il avait dix-huit ans — l’année où il devait lire les romans policiers auxquels je viens de faire référence — l’année où il faisait, nous répète-t-il : « Rien ». Si, ajoute-t-il : « je crevais de peur ». Il est peut-être aussi en train de commencer l’écriture du roman que nous sommes en train de lire … Le narrateur mettait alors toute son énergie pour être le plus discret possible, pour se rendre invisible, pour essayer d’oublier le Paris du temps de la guerre en cours,
« celle qu’on appelait d’Algérie », où « régnait une ambiance policière déplaisante. Beaucoup trop de rafles à mon goût. »
Le lecteur est invité à se demander ce qui se cache derrière cette guerre. Quand le narrateur décrit sa pension de famille qui est surtout peuplée de rentiers, pourquoi ceux-ci montrent-ils des faces hostiles, pleines de méfiance ? Quand intervient un modeste incident (un déménagement avec des valises trop lourdes, car remplies d’annuaires et de bottins), pourquoi envisagent-ils d’appeler la police ? Quand le hasard conduit le narrateur à une « fête » donnée par l’équipe d’un film qui vient d’être achevé, pourquoi rappelle-t-on que le metteur en scène est autrichien ? Pourquoi celui-ci se souvient-il d’un « Chmara » qui habitait à Berlin ? Et quand la fête tourne à la partie fine, pourquoi le narrateur se souvient-il que le cinéaste, qui avait travaillé à la U.F.A., avait tourné une
« opérette viennoise très mièvre et très gaie » à Berlin, en 1945, « entre deux bombardements » ?
On voit ainsi fonctionner l’art d’un très grand romancier qui semble raconter une première histoire superficielle, légère. Sous cette surface scintillante, on voit circuler des ombres très lourdes qui nous transportent dans d’autres temps, d’autres lieux, d’autres drames. Car Modiano sait fusionner plusieurs temps et plusieurs lieux. C’est un jeu à la fois très construit, très littéraire (j’ai essayé de montrer sa façon de jouer avec les codes-clichés du genre policier), un jeu construit fermement, mais discrètement, par des mots, des images, des parfums, des sons et des musiques porteurs de grandes émotions. Comme Rue des boutiques obscures, Villa triste doit être lu avec attention — c’est facile pour le lecteur, car les romans examinés dans cette chronique, parmi les plus longs de Modiano, font entre 150 et 250 pages seulement. En effet le lecteur doit être sensible aux signes qui apparaissent, dispersés d’abord mais, tissés dans la trame, ils finissent par dessiner un motif qui se précise de plus en plus. On doit ainsi se demander ce que raconte réellement cette aventure vécue par un jeune homme grave, débutant avec angoisse dans la vie, qui a une histoire d’amour avec Yvonne, une jeune femme qui a quelques années de plus que lui. « Elle » débute une carrière d’actrice de cinéma, sous le regard bienveillant de (« du Dr ») René Meinthe, un homme qui a la trentaine, qui est considéré par le narrateur comme plus mûr — c’est un dandy élégant, qui se présente comme « la reine des belges », volontiers « provocateur chimérique », et téméraire (dans le film de Patrice Leconte, il sera joué par l’acteur très expansif qu’est Jean-Pierre Marielle) : c’est qu’il était dangereux de se présenter explicitement comme homosexuel dans une ville où une population renfermée côtoie les oisifs et les artistes qui y viennent en villégiature. J’allais oublier le quatrième mousquetaire, un chien neurasthénique …
Je ne souhaite pas raconter en détail l’histoire de Villa triste, juste donner quelques repères au lecteur : un « concours de beauté et d’élégance » est vécu par le narrateur (et le lecteur) comme une angoissante — et très cinématographique — épreuve à haut risque. Le lecteur doit se rendre compte que le narrateur parle le plus souvent d’Yvonne en l’appelant « elle », sans préciser son nom, ce qui signifie qu’elle occupe tout son esprit … l’amour comme protection (provisoire) contre l’angoisse ? Mais qui est cette Yvonne qui a tant compté dans son éducation sentimentale ? Cette starlette vient de toucher son premier cachet comme actrice (dans un film « B ») et de gagner un prix de beauté (encore un chèque à la clef), et elle lui inspire :
« l’infini respect qu’il porte aux familles françaises et à leurs secrets. »
Mais cette Savoyarde « de souche » ne semble pas appartenir « au même monde » que ces grands notables qui la connaissent très bien et qui la traitent avec une familiarité parfois envahissante, au risque de perturber le jeune narrateur. Dans certaines circonstances, nous dit-il :
« Je commençais à perdre mon sang-froid et craignais de proférer l’une de ces horribles choses auxquelles personne ne s’attend de la part d’un garçon comme moi. Mais je n’y peux rien, ça me prend par accès. »
Le narrateur (dont nous ne connaissons pas le vrai nom) cache sa vie ; il nous livre de rares informations sur la carrière de son père, à l’étranger il a dû faire des affaires (lesquelles ?). « Victor » se considère comme un « apatride » qui admire ceux qui « ont des racines » — et il leur reproche violemment de ne pas en profiter. S’il a une « double vie », les autres personnages du roman en ont une tout autant. La « reine des belges » a eu un père, célèbre dans la région comme « héros et martyre de la Résistance », mais lui-même a affaire à des personnages mystérieux qui lui téléphonent la nuit pour lui intimer l’ordre de se rendre à Genève (où il est censé exercer la médecine) pour des rendez-vous qui ont à voir (mais quoi ?) avec la guerre d’Algérie. Yvonne a déjà dix ans de carrière (quel genre de carrière ?) quand le pseudo « Victor » la rencontre ; elle a, au moins, déjà, vécu une ou deux vies — quant au mystérieux père d’Yvonne, disparu (depuis quand ?), c’était une « tête brûlée »… Et tous ces « bourgeois », comme le « moniteur de ski », doivent avoir, eux-aussi, des doubles vies cachées — chez Modiano, tous les moniteurs de skis se tuent dans des accidents d’automobiles, accidents forcément suspects pour le lecteur.
Dora Bruder (1997) : « La ville était déserte, comme pour marquer l’absence de Dora »
Je dois maintenant faire quelques aveux : il y a beaucoup plus à dire sur ces romans, bien plus que ce que j’ai révélé jusqu’à présent. Mais je réserve l’essentiel de la présentation des clefs biographiques pour une prochaine chronique. Ces questions-là sont bien complexes. Car on dit volontiers, et Modiano le dit lui-même, qu’il semble toujours réécrire « le même livre ». C’est faux, évidemment. Mais si les livres de Modiano se ressemblent, certes, c’est que cet écrivain a son univers, ses références personnelles, bref sa mythologie. Or un grand écrivain, c’est toujours l’inventeur d’une mythologie. Une mythologie ne fonctionne que si elle devient une création collective ; c’est Modiano qui a su la créer, bien sûr, mais il a fallu que d’autres (ses lecteurs, ses critiques, ses commentateurs, ses biographes) s’en emparent, la répètent, l’amplifient, la déforment, la reconstruisent, et bientôt il y a une grande différence entre ce qu’on lit partout sur Modiano et l’effet de lecture qu’on ressent quand on se plonge dans ses romans. C’est pourquoi, dans cette présente chronique, j’ai essayé d’amener ceux qui découvrent Rue des boutiques obscures et Villa triste à une lecture sans cet a priori mythologique, sans idées préconçues, mais en cherchant à être attentifs aux étrangetés qui circulent sous la surface des récits.
Cependant, il faut bien que je commence à entrer de façon plus précise dans les thématiques modianesques qui ont le plus marqué ses lecteurs … en particulier le jury de l’académie du Prix Nobel, que je cite à nouveau : « pour cet art de la mémoire avec lequel il a fait surgir les destins les plus insaisissables et découvrir le monde vécu sous l’Occupation ». Oui, Modiano se souvient perpétuellement de la seconde guerre mondiale qu’il n’a pas vécue — il est né en 1945 ou 1947, je devrai revenir sur cette indécision historique, dans une autre chronique. J’entrerai alors plus en détails sur les thèmes personnels qui font que ses romans constituent une œuvre profondément originale. Dans Rue des boutiques obscures et Villa triste, des images inattendues surgissent subitement à la surface du récit, comme ces bulles d’un gaz empoisonné (susceptibles de s’enflammer) qui éclatent parfois brusquement à la surface d’un lac qui jusque-là nous paraissait si tranquille — car tout au fond pourrissent de dangereuses branches mortes. C’est que, derrière les récits au présent de ses romans, se cachent des histoires passées — par exemple sur la guerre d’Algérie. Mais derrière ces premières histoires passées grondent d’autres « souvenirs », ceux de la Seconde Guerre mondiale, de l’Occupation et de la Shoah. Ces souvenirs traversent continuellement son œuvre. Je ne l’avais pas écrit explicitement dans les deux premières sections de cette chronique, mais des allusions implicites, des liens énigmatiques avaient pour but d’y faire accéder.
Puisque cette présente chronique est consacrée à trois livres choisis parmi les plus célèbres de Modiano, je vais maintenant parler de Dora Bruder, son livre le plus reconnu à l’étranger et qui date de sa « dernière période », puisqu’il est paru en 1997, vingt ans après son prix Goncourt, trente ans après ses débuts : Modiano a donc eu le temps de vivre une troisième vie, lui qui en a déjà vécu deux, la sienne (celle de sa « jeunesse ») et celle de ses parents, avant sa naissance. Quand il écrit un livre sur une jeune fille juive disparue pendant la Seconde Guerre mondiale (assassinée par les systèmes collaborationniste et nazi), cela donne lieu à une grande œuvre littéraire, et pas seulement un livre d’histoire objective. Modiano ne peut pas écrire un livre froid, simplement bien documenté. Oh ! Modiano est très documenté ! Il est toujours extrêmement documenté quand il écrit (j’y reviendrai) : il s’informe toujours, à sa façon. Mais s’il enquête sur une personne, c’est que cette histoire, pour des raisons qui lui sont personnelles (là aussi, j’y reviendrai), le touche profondément. Un grand artiste, c’est d’abord (mais pas seulement) un être sensible qui est entré en résonance avec d’autres êtres (ici venus d’un tragique passé) — En résonance, cela veut dire que certaines harmoniques créent chez lui d’énormes vibrations. Mais ça ne suffit pas, il faut ensuite qu’un travail de création littéraire (très mystérieux) s’empare et transforme ces vibrations et ces émotions en œuvres qui doivent nous toucher, nous lecteurs. Chez Modiano, travail et émotion nous sont livrés simultanément. Dora Bruder est un livre qui est à la fois un beau livre, une magnifique œuvre artistique qui fusionne des matériaux complexes, et une expérience de lecture profondément émouvante. C’est pourquoi, je ne souhaite pas en faire une analyse critique détaillée. Je vais simplement recopier deux paragraphes et demi …
« A-t-elle [la mère] pu rendre visite à Dora aux Tourelles un jeudi ou un dimanche de cet été 1942 ? Elle fut de nouveau internée au camp de Drancy le 9 janvier 1943, et elle partit dans le convoi du 11 février 1943 pour Auschwitz, cinq mois après son mari et sa fille.
Le samedi 19 septembre, le lendemain du départ de Dora et de son père, les autorités d’occupation imposèrent un couvre-feu en représailles à un attentat qui avait été commis au cinéma Rex. … »
… qui montrent comment l’écrivain implique sa sensibilité dans les événements qu’il reconstitue avec son imagination personnelle …
« … Personne n’avait le droit de sortir, de trois heures de l’après-midi jusqu’au lendemain matin. La ville était déserte, comme pour marquer l’absence de Dora.
Depuis, le Paris où j’ai tenté de retrouver sa trace est demeuré aussi désert et silencieux que ce jour-là. Je marche à travers les rues vides. Pour moi elles le restent, même le soir, à l’heure des embouteillages, quand les gens se pressent vers les bouches de métro. »
… puisque les documents historiques ou administratifs sur lesquels il s’appuie sont si peu nombreux (détruits). Pourtant Patrick Modiano a bénéficié de l’aide de quelques rares témoins et de Serge Klarsfeld, l’auteur du Mémorial de la Shoah. Il lui fallait reconstituer l’histoire de Dora, mais aussi d’Ernest Bruder (ancien de la Légion étrangère française, mutilé de guerre 100 %) et de Cécile Burdej (ouvrière fourreuse), ses parents qui vivaient dans une grande précarité — la précarité, une situation que l’écriture de Modiano fait parfaitement ressentir. Dora Bruder, jeune fille juive, née à Paris le 25 février 1926 (ou 1925), a été l’héroïne d’un modeste fait-divers — « rebelle » et « indépendante », elle a fugué deux fois de son école, d’abord en décembre 1941, puis au début de 1942 — exerçant ainsi sa liberté. Après des rafles successives, par les policiers municipaux ou judiciaires ou des renseignements généraux ou de la police des questions juives, toute la famille a été internée dans le camp de Drancy (après les Tourelles, pour les femmes), déportée vers les camps de concentration allemands (le père et la fille étaient ensemble), et assassinée en 1942 et 1943. Des années importantes dans la mémoire familiale de Patrick Modiano.
Quand le narrateur de Villa triste (écrit 22 ans avant Dora Bruder) considère comme hostiles les expressions des visages des paisibles retraités de sa pension de famille, c’est que cette histoire des années 1960 reflète en soft les épisodes tragiques des années 1940, quand des « réfugiés apatrides » risquaient constamment d’être dénoncés, arrêtés, déportés, assassinés. Pourquoi la permanence de cette thématique chez l’écrivain ?
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