‘Ma Loute’ de Bruno Dumont — Du «Mal» au «Bouc émissaire» de ‘La Table-aux-Crevés’ de Marcel Aymé

Résumé : dans cette enquête, il sera question de Ma Loute, le film de Bruno Dumont (Festival de Cannes, 2016) reflété dans le miroir du « Mal métaphysique » de Monsieur Ouine, le dernier roman de Georges Bernanos (Rio de Janeiro, 1943), et du « bouc émissaire » selon René Girard, grâce au roman La-Table-aux-crevés de Marcel Aymé (prix Renaudot, 1929).

 

#Cannes2016. C’est le festival de Cannes 2016 qui m’a encouragé à rapprocher un film de 2016 et un roman de 1929 qui semblent avoir peu de choses en commun. Le très décevant palmarès du jury du Festival a ignoré tous les films qui avaient frappé les spectateurs — du moins ceux qui se sont exprimés : les critiques. Parmi ces films ignorés, il y a ceux qui avaient enthousiasmé l’ensemble de la presse française ou internationale, comme Toni Erdmann de la cinéaste allemande Maren Ade qui aurait pu être la deuxième femme metteur en scène recevant la Palme d’Or, après Jane Campion en 1993. Et il y a les films « clivants », ceux qui passionnent certains critiques, mais qui choquent ou ennuient d’autre spectateurs, comme Ma Loute de Bruno Dumont. Cet artiste …

— qui met toujours en scène sa région, le Nord de la France, avec un regard décalé —

… est un « cinéaste radical », qui semble n’avoir peur de rien quand il s’agit de représenter ce qu’il considère comme « le Mal ». Dumont avait beaucoup frappé en 2014 quand la chaîne culturelle franco-allemande Arte avait diffusé les quatre épisodes d’une mini-série, P’tit Quinquin. Des crimes incompréhensibles y frappaient une communauté rurale. Une enquête se déroulait, menée par un couple de policiers fort peu efficaces. Mais ils étaient dans le ton de ces épisodes que des critiques ont qualifié de « comiques », ou même de « burlesques », alors qu’ils sont grotesques. Le grotesque fait rarement rire : il percute et il oblige le spectateur à regarder avec attention ce qui se trouve en face de lui.

 

De P’tit QuinquinL’étrangeté, et l’originalité, de P’tit Quinquin vient de ce que ce parti-pris grotesque va de pair avec un sens aigu de la contemplation mystique et de la fascination pour le sacrifice — les cinéastes de référence étant Carl Th. Dreyer (l’auteur de la Passion de Jeanne d’Arc, 1928) et Robert Bresson (l’auteur du Procès de Jeanne d’Arc, 1962). Évidemment, la mystique de Dumont est athée, ce qui ne simplifie pas la compréhension et l’analyse de ses films. Les spectateurs sont priés de regarder avec attention et de sentir — peut-être seront-ils alors touchés par cette histoire absurde, car on doit y reconnaître que des forces du mal que nous reconnaissons trop bien sont à l’œuvre. Évidemment, nous ne sommes ni dans le « réel » ni dans le « romanesque », mais dans la fable. D’un certain côté, cette vision du « Mal » est assez proche (le grotesque exacerbé en moins) de l’univers du romancier français hanté par la métaphysique, Georges Bernanos. Je pense tout particulièrement à son dernier roman, Monsieur Ouine, que le romancier a mis 10 ans à écrire, et qu’il a achevé et publié en 1943 au Brésil où il s’était exilé pendant la seconde guerre mondiale. Les cinéphiles qui se souviennent de la série Twin Peaks de David Lynch (1990-1992) avaient perçu que, là aussi, se mêlaient un récit policier, souvent « décalé », voire burlesque, et une rencontre avec « le Mal » personnifié (entre autres) par la cruelle figure de « Bob » — comme la figure du  « Monsieur Ouine » de Bernanos personnifie un mal inaccessible et mystérieux. Quand Dumont conclut P’tit Quinquin (la fin est grandiose), on prend conscience que cette mini-série est une sorte de synthèse de Bresson, de Bernanos et du David Lynch de Twin Peaks — Dumont devrait adapter Monsieur Ouine qui a accédé récemment au Domaine Public !

 

… à Ma Loute. Ce n’est pas (je le regrette) la voie qu’a choisie Dumont : il a préféré continuer dans la veine de P’tit Quinquin et refaire une sorte de La Vie est un long fleuve tranquille (film d’Etienne Chatiliez, 1988), mâtiné d’Affreux, sales et méchants (film d’Ettore Scola, 1976) en les poussant à l’extrême — là, je ne sais pas si je dois citer La Colline a des yeux, de Wes Craven (1977), car je boycotte les films gores.  En effet, Dumont met en scène, dans sa « bien-aimée » région du Nord, une nouvelle histoire grotesque sur la « rencontre » entre des bourgeois patrons de la grande industrie de l’époque — on est au début du XXe siècle —, et des travailleurs faisant des petits boulots pour survivre (ramasser des moules, porter dans ses bras des touristes qui veulent traverser le guet d’une rivière). Les premiers sont des bourges grands névrosés, consanguins et incestueux. Les seconds sont des sous-prolos psychotiques et cannibales. Bref deux genres différents de « figures du mal ». Les premiers se moquent stupidement de la façon de parler des seconds — j’imagine qu’il s’agit du « picard », le français régional du Nord, que nous appelons le « ch’ti ». Les seconds bouffent les premiers — au sens strict : le film met en scène des cannibales qui ont trouvé une source de « viande » à leur goût. Les premiers sont joués par des stars — ce sont eux que l’on voit sur les affiches : Fabrice Lucchini, Juliette Binoche, Valeria Bruni Tedeschi, à qui l’on demande de surjouer dans le « genre hystérique ». Les seconds sont joués par des acteurs amateurs qui surjouent le « genre amateur »… Et, comme dans P’tit Quinquin, il y a un couple de flics toujours plus grotesques  — ils ne comprennent rien, mais parfois, ils voient juste ! — et toujours plus nuls : dans un « polar réaliste » les « cannibales » seraient repérés et arrêtés en moins de 24 heures !

C’est donc une « fable métaphysique et grotesque » que Dumont met en scène, et il faut affirmer que ce cinéaste a les moyens esthétiques de le faire : il sait pousser des acteurs (surtout les amateurs) à bout. Je suis quand même moins convaincu par les pros : non qu’ils ne soient pas de « bons acteurs », mais leur genre n’est pas vraiment adapté au talent si particulier de Dumont. Celui-ci sait nous faire admirer (c’est-à-dire : contempler) un paysage du bord de la mer du Nord en même temps qu’il s’y passe des « choses » horribles, sanglantes et, je l’ai dit, grotesques. C’est ce rapprochement, très rare, qui fait sa force. Le film est très ambitieux, et Dumont cherche peut-être à toucher un « grand public » : je pense que celui-ci aura du mal à s’y retrouver — certains cinéphiles trouveront que c’est pas mal, mais que Dumont a peut-être fait preuve d’arrogance en pensant qu’il avait assez d’idées sur son très particulier territoire pour en faire un film de deux heures. C’est encore un cas où je regrette que les cinéastes ne soient pas plus modestes : il faudrait qu’ils acceptent de circonscrire leurs films à leurs idées vraiment originales. En effet, dans le projet artistique de Dumont, il y a des scènes répétitives qui doivent vouloir être de la « contemplation du grotesque » — puisque c’est sur ce territoire métaphysique-esthétique que Dumont a décidé de créer —, mais si le film s’était limité à une heure trente, ç’aurait été très bien.

 

« Billie » : il ou elle ? Il y a dans ce film une figure très forte qui a beaucoup frappé les spectateurs-commentateurs, c’est le personnage de « Billie » qui est présenté comme un « androgyne », et qui est joué par un acteur ou une actrice débutant(e) nommé(e) « Raph », soit Raphaël ou Raphaëlle — à titre personnel, je n’ai aucun doute sur le « genre » de Raph. Billie se présente comme « une fille qui aime se déguiser en garçon », et cet androgyne…

— qui a des relations généalogiques compliquées avec sa dingue famille bourge dégénérée —

… drague « Ma Loute », l’aîné des fils des sous-prolos psycho-cannibales. Mais le scénario est machiné : Ma Loute finit par considérer Billie comme « un garçon qui se fait passer pour une fille », ce qui déplait souverainement à ce mec psychotique. Pendant un certain temps, cette idylle offre les seuls moments vraiment émouvants du film. Mais cette brève rencontre sentimentale ne peut pas durer — car « Billie » est une figure victimaire. On reconnaît un thème mis en valeur par l’anthropologue et philosophe (et critique littéraire) René Girard : celui du « bouc émissaire ». Mais plutôt que d’exposer la théorie de Girard, je préfère raconter une histoire…

 

Chez Marcel Aymé. … en résumant le roman d’un écrivain qu’on n’attend pas sur ce terrain : Marcel Aymé. Je recopie le résumé que Wikipédia donne de La Table-aux-crevés (Prix Renaudot 1929), car il a l’avantage d’être bref, et on ne pourra pas dire que je truque le résumé pour le faire mieux coller  à ma démonstration. Je me contente d’y faire quelques légères corrections factuelles — ainsi les habitants de Cessigney ne sont pas des « paysans » comme le dit Wikipédia, ce sont des bucherons.

« La Table aux crevés a pour cadre un petit village, Cantagrel, et un hameau, Cessigney, où se jouent les rivalités dramatiques entre paysans de la plaine et bucherons des bois. Lorsque Frédéric Brégard, de Cessigney, est arrêté pour contrebande de tabac, il jure de se venger de celui qui l’a trahi quand il sortira de prison. Le même jour, Urbain Coindet, fermier et conseiller municipal de Cantagrel, trouve à son retour du marché sa femme Aurélie qui s’est pendue. Les nouvelles vont vite et son beau-père fait courir le bruit que c’est Urbain l’assassin et qu’il a dénoncé Brégard. Capucet, ivrogne, mais représentant de la loi, décide d’ouvrir une enquête que le curé arrête bien vite, car elle provoque une certaine effervescence dans le petit pays, d’autant plus qu’Urbain fait à nouveau la cour à une belle et jeune femme, Jeanne Brégard, la sœur du contrebandier. Le village et le hameau s’affrontent en deux clans, autant sur le plan local, que sur celui de la politique. Républicains et cléricaux basent leur campagne sur l’innocence ou la culpabilité d’Urbain. Frédéric Brégard et son ami Louis Rambarde décident d’abattre Coindet dans son champ « La Table-aux-crevés », mais c’est Capucet qui recevra par méprise le coup de fusil destiné à Coindet alors qu’il était venu annoncer sur les conseils de Victor Truchot, maire de Cantagrel et ami de Coindet, que c’est lui qui, par méprise, avait dénoncé Brégard. Les deux camps ennemis finiront par se réconcilier. »

Pour bien comprendre le roman, il est nécessaire de préciser que « Capucet » n’est pas un « ivrogne ordinaire », c’est « l’idiot du village ». Ce « représentant de la loi », c’est le garde-champêtre — si on lui a donné cette tâche, c’est parce qu’elle est légère, et que, malgré son handicap, il pourra l’assumer. Mais voilà : Capucet est sympathique. C’est le « go-between » : son statut d’ « innocent » lui permet de circuler entre le  village de la plaine et le hameau des bois. Tout le monde l’aime bien : « Le bon garçon, c’est toi, Capucet. Seulement, voilà, t’es rusé comme un veau de trois jours, à peu près. Y a des choses que tu te peux pas te douter qu’elles sont. » C’est pourquoi, paysan ou bucheron, on lui parle — et lui-même, sans s’en rendre compte, il parle. Trop. D’où le drame, dont il sera la victime.

 

Le « bouc émissaire » selon René Girard. On a ainsi une excellente illustration du thème du « bouc émissaire ». René Girard a repéré ce thème dans de nombreux textes, souvent antiques. « Capucet » a tout pour cela : son statut d’« idiot du village » le met à part. Or, nous dit René Girard, dans les sociétés traditionnelles, quand un conflit éclate entre des membres d’une communauté, …

— or, dans La Table-aux-Crevés, ces « paysans » et ces « bucherons » appartiennent à la même communauté, malgré des activités différentes : les différences, qu’ils affichent, sont imaginaires et ne relèvent que d’un discours identitaire mensonger —

… pour trouver une réconciliation, il existe une solution efficace (mais, hélas, passagère, le conflit reviendra) : elle consiste à exécuter collectivement une victime, celle qu’on appelle le bouc émissaire. Un bouc émissaire tout trouvé, c’est « l’autre », le « différent ». Dans le roman de Marcel Aymé, c’est l’idiot du village, le sympathique bavard qui circule entre le village et le hameau. Pour les paysans et les bucherons, l’idiot Capucet, le « go-between », est un bouc émissaire parfait. Bien sûr, Marcel Aymé, en 1929, ne concevait pas théoriquement cette « structure anthropologique », mais il en avait l’intuition. Il n’a pas mis en scène un lynchage explicite — le romancier a trouvé un truc narratif pour le présenter comme un accident, mais il a bien vu le mécanisme : après l’exécution de Capucet, les paysans et les bucherons se réconcilient.

 

Billie = bouc émissaire. Or, dans Ma Loute, le rôle de « Go-between sympathique », c’est justement celui de « Billie ». Ce/tte fils/fille, mal dans sa peau au sein de cette famille de bourges déglingués — où on ne sait pas vraiment qui est son « père » : son « oncle » ou son « grand-père » ? —,  exerce sa liberté en circulant entre la villa hyper-chic que sa trop riche famille occupe pendant ses vacances et le hameau pourri où réside la famille de bouffeurs de « viande ». La belle « Billie » tombe dans les bras de « Ma Loute », le fascinant fils psychotique d’une famille psychotique. Cette « brève rencontre amoureuse » émeut quelque temps (à la fois la famille et les spectateurs), mais ça ne peut pas durer. La « différence » qu’exhibe cet(tte) androgyne ne peut conduire qu’à un drame. Quand celui-ci éclate, on ne peut pas dire que les deux clans se réconcilient, mais ils pourront cohabiter encore longtemps, car le moment où la police résoudra le mystère des meurtres n’est pas près de venir. Le film peut alors s’achever quasiment gentiment — enfin, aussi gentiment qu’il est possible dans un film de Bruno Dumont.

 

Je ne sais pas si je vous ai donné envie d’aller voir Ma Loute de Bruno Dumont — faites un effort, il y a de bons et grands moments —, mais, en tout cas, lisez ces deux chefs-d’œuvre : Monsieur Ouine du grand romancier Georges Bernanos, et La Tables-aux-Crevés de Marcel Aymé. Lisez aussi La Violence et le sacré (1972), le beau livre fondateur de René Girard, et son exposé plus didactique : Le Bouc émissaire (1982).

 

 

 

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