L’éloge de la transgression

 

En ces temps de changements politiques et de surprises idéologiques, de ruptures esthétiques et de dictature de l’immédiat, de triomphes éphémères et de gloires vaines, il est temps de comprendre que la source des réussites vraies, des avancées significatives, des vies utiles, est toujours la même, depuis l’aube des temps : la transgression.

De fait, chacun d’entre nous s’enferme trop souvent à l’intérieur de frontières invisibles, qui conditionnent nos vies, nos conceptions de la réussite et du bonheur. Des frontières qui condamnent tout progrès, tout succès, toute nouveauté, à n’être qu’une apparence, une répétition du même, à quelques variantes dérisoires près.
Ces frontières sont rationnelles quand les chercheurs s’enferment dans un paradigme scientifique fermé. Elles sont esthétiques quand elles ne reconnaissent comme œuvre d’art que ce qui n’obéit pas à certains canons. Elles sont sociales, quand elles imposent de ne fréquenter, de ne parler, de ne travailler, de n’entretenir des relations qu’avec des gens du même milieu ou de même origine. Elles sont politiques quand elles interdisent de faire ce que le sens commun du moment considère comme impossible.

 

C’est en osant transgresser ces règles qu’on fait avancer la société, le savoir et l’art. C’est aussi en les transgressant qu’on découvre qui on est vraiment ; car on n’est pas défini par les normes dominantes, à moins de se résigner à n’être qu’une copie d’autrui, par confort mental, par lâcheté, ou par paresse.
Ainsi avance l’Histoire : Transgresser, c’est Abraham quittant la famille de son père ; c’est César franchissant le Rubicon ; c’est Giordano Bruno refusant d’admettre l’unicité du système solaire ; c’est Bonaparte décidant de rentrer d’Egypte ; c’est Monet cherchant à peindre des impressions ; c’est Einstein refusant de se contenter des lois de l’électromagnétisme ; c’est Schonberg refusant les lois de la musique tonale ; c’est Juan Gris défiant les règles de la peinture figurative ; c’est James Joyce balayant les lois du roman ; c’est de Gaulle rejetant l’armistice de 1940 ; c’est Gorbatchev décidant de la perestroïka. Et tant d’autres, aussi célèbres ou plus modestes, ayant transgressé diverses règles scientifiques, artistiques, politiques ou sociales, pour faire avancer le monde. Ainsi de ceux qui transgressent les normes sociales pour faire avancer la démocratie ; ou ceux qui transgressent les normes familiales, pour rendre possible la liberté des femmes, les mariages non arrangés, les divorces, les unions homosexuelles.

 

Transgresser suppose donc, d’abord, d’avoir le courage de dire non à ce qui est organisé pour soi par d’autres : dire non au métier auquel vos parents vous destinent ; à l’orientation que l’école vous impose ; aux compétences qu’on voudrait vous voir rechercher ; à la famille qu’on voudrait vous faire vouloir, à la conception politique qu’on voudrait vous faire partager, au lieu où on voudrait vous voir vivre. C’est refuser les routines, les habitudes, les mœurs, les modèles de réussite, les modèles de vie, les normes sociales, esthétiques, mentales, religieuses.

Même si l’apologie de la transgression ne se confond pas avec celle de l’illégalité, elle impose de refuser ce que la société vous impose d’être, d’écarter des normes amorales, par exemple celles qui considèrent comme normales la dictature, la violation des droits de l’homme, l’esclavage ou le travail des enfants. Transgresser, c’est ainsi faire progresser la liberté et refuser d’admettre que quelque chose est impossible.

Et c’est lorsqu’on a réussi ainsi à se trouver qu’on peut le mieux être utile aux autres.

 

Article de Jacques Attali, choisi par Filomena Juncker

 

 
Source : https://www.attali.com/societe/eloge-de-transgression/
 

 

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