Extraits des textes fondateurs sur le Brésil (4)

Jean de Léry – Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil

 

Publié en 1578, ce récit autobiographique raconte le voyage que Jean de Léry avait fait au Brésil vingt ans plus tôt, entre 1556 et 1558. Plus de 50 ans s’étaient donc écoulés depuis la découverte du Brésil, en 1500, par Cabral.

Poussé par ses convictions protestantes profondes, le jeune cordonnier bourguignon avait voulu, avec treize autres compagnons, rejoindre la petite colonie française rassemblée, dans la baie de Guanabara, autour de l’amiral Villegagnon. En pleine crise spirituelle, faisant fi des risques encourus sur une terre inconnue, celui-ci finit par devenir catholique, à la suite d’un débat sur l’eucharistie (il se peut d’ailleurs que Villegagnon ait été catholique dès le début, puisqu’il voulait justement établir au Brésil une communauté œcuménique). Les querelles théologiques permanentes et stériles entre l’amiral et les nouveaux arrivants, à qui il impose une discipline de fer, conduisent alors Jean de Léry et quelques autres protestants, en octobre 1557, à chercher refuge chez les Tupinamba. Ils y resteront quelques mois, jusqu’à leur difficile retour en France (janvier-mai 1558). Cela leur aura épargné le sort des autres huguenots qui, restés auprès de Villegagnon, avaient refusé d’abjurer : ils furent noyés sur ordre de l’amiral.

Chez les « sauvages », Jean de Léry s’autorise un regard propre et une réflexion plus libre. Loin du pouvoir établi, il n’a plus à se soumettre à un quelconque projet politique ou aux canons culturels de l’époque. Mais ce n’est donc que vingt ans plus tard qu’il écrit le récit de cette expérience unique. Devenu pasteur dans sa Bourgogne natale, et ayant échappé de peu au massacre de la Saint-Barthélémy (nuit du 24 août 1572), Léry décide effectivement de réagir aux calomnies publiées par André Thevet, en 1575, dans sa Cosmographie universelle. Ce dernier avait été nommé « cosmographe du roi », à la suite du soutien apporté par la Cour française à Villegagnon, qui avait accusé les protestants envoyés par Calvin et Coligny de l’échec de la colonie française au Brésil. Si Jean de Léry avait gardé le silence jusque-là, il n’a pas supporté que Thevet revienne, dans sa Cosmographie, sur le procès de ses compagnons martyrisés. L’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil a donc comme principal enjeu celui d’établir la vérité, selon Léry, d’abord sur Villegagnon et ensuite sur les Amérindiens, que celui-ci assimilait à des « bêtes irraisonnables ».

Dans une démarche contraire à celle de son ennemi André Thevet qui, selon lui, a inventé ce qu’il a raconté (voir notre texte précédent Le Brésil d’André Thevet – Les Singularités de la France Antarctique (1557)), le pasteur délaisse un exotisme de parure, où l’Autre est considéré comme un « objet », un objet de curiosité et met en place un exotisme fondé sur la perception du « Divers », où l’Autre est perçu comme sujet, différent du « Je ».

Le temps écoulé entre l’expérience vécue et son récit permet également à Jean de Léry de relativiser dans son texte les critiques occidentales concernant jusqu’alors les comportements des Indigènes. Il s’y implique directement, à travers la mise en avant de son « je » narrateur. En dehors de la découverte qu’il y propose du Brésil (qui fera dire à Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques, que cet ouvrage de Léry est le « bréviaire de l’ethnologue »), on y trouve avant tout le récit d’un humaniste, capable, en regardant les autres, de décrire leurs coutumes avec respect et objectivité, sans jamais porter de jugement de valeur, au contraire, même, de se remettre en cause lui-même et les sociétés occidentales, en valorisant, par opposition, des pratiques « de par-delà » qui lui semblent plus raisonnables. Comment condamner selon lui, de façon impitoyable, la pratique rituelle de l’anthropophagie, lorsque l’on s’adonne à des actes aussi cruels et sanglants que la Saint-Barthélémy ? Ou comment critiquer la polygamie chez les Amérindiens, où la bonne entente entre les épouses est frappante, lorsque l’on assiste aux souffrances nées des jalousies conjugales dans les foyers monogames chrétiens ? Ou encore comment condamner la nudité pratiquée sans honte et sans exhibitionnisme par les Indigènes, lorsqu’on la compare aux fards et postiches de toute sorte dont s’affublent les coquettes européennes de l’époque ? Il propose à ses contemporains européens un aperçu d’une culture différente, et non d’une bande de barbares dont il faudrait réformer les mœurs.

Si le regard de Jean de Léry envers le Nouveau Monde était forcément conditionné par un appareil exégétique chrétien, son expérience et son mûrissement lui accordent les moyens d’intégrer rationnellement les dissemblances, dans une approche nouvelle, exempte de prosélytisme. C’est ce qui lui permet de regretter, vingt ans plus tard, de ne plus être parmi les « sauvages ».

 __________________

Extraits tirés de Le Nouveau Monde – Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, de Jean de Léry, Paris, Editions Flammarion, 2006 :

Comment les Américains traitent leurs prisonniers pris en guerre, et les cérémonies qu’ils observent tant à les tuer qu’à les manger

[…]

« Premièrement après que tous les villages d’alentour de celui où sera le prisonnier auront été avertis du jour de l’exécution, hommes, femmes et enfants étant arrivés au village de toutes parts, la matinée se passera à danser, boire et caouiner. Même celui qui n’ignore pas qu’une telle réunion se faisant à ses dépens, il devra bientôt être assommé, sera couvert de plumes et loin d’être attristé, au contraire, sautant et buvant sera des plus joyeux. Or, cependant après qu’avec les autres il aura ainsi fait la fête et chanté six ou sept heures durant, deux ou trois des hommes les plus considérés de la troupe l’empoigneront et le lieront par le milieu du corps avec des cordes […] sans qu’il oppose la moindre résistance bien qu’on lui laisse les deux bras libres. Il sera ainsi quelque temps promené en trophée dans le village. Mais pensez-vous qu’encore pour cela (ainsi qui le feraient les criminels de chez nous) il en baisse la tête ? Pas le moins du monde : car au contraire, avec une audace et une assurance incroyable, se vantant de ses prouesses passées, il dira à ceux qui le tiennent lié : « J’ai moi-même, vaillant comme je le suis, d’abord ainsi lié et garrotté vos parents ». Puis s’exaltant toujours de plus en plus, avec la même contenance, se tournant de tous les côtés, il dira à l’un : « j’ai mangé de ton père », à l’autre « j’ai assommé et boucané tes frères, bref ajoutera-t-il, d’une manière général, j’ai mangé tant d’hommes, de femmes voire d’enfants toüoupinambaoults que j’ai pris en guerre […] et du reste, ne doutez pas que pour venger ma mort, les Margajas auxquels j’appartiens en mangeront encore ensuite autant qu’ils pourront en attraper ». Finalement, après qu’il aura été ainsi exposé à la vue de tous […] on lui apporte des pierres et des tessons de vieux pots cassés […] et lui disent : « venge-toi avant de mourir » ; si bien qu’il jette et lance des morceaux avec force et énergie contre ceux qui sont là assemblés autour de lui, quelquefois au nombre de trois ou quatre mille personnes et ne demandez pas s’il y en a de marqués.

[…]

Il me semble que ce que j’en ai dit est assez pour faire sentir l’horreur et dresser à chacun les cheveux sur la tête. Néanmoins afin que ceux qui liront ces choses si horribles commises chaque jour parmi ces nations barbares du Brésil, pensent aussi un peu de près à ce qui se fait de notre côté parmi nous, je dirai en premier lieu sur ce sujet que si on considère à bon escient ce que font nos usuriers […] on dira qu’ils sont encore plus cruels que les sauvages dont je parle […] Et sans aller plus loin, enla Francequoi ? (je suis français et cela me blesse de le dire) durant la sanglante tragédie qui commença à Paris le 24 août 1572, dont je n’accuse point ceux qui n’en sont pas cause, entre autres actes horribles à raconter, qui se perpétuèrent alors à travers tout le royaume, la graisse des corps humains (qui d’une façon plus barbare et cruelle que celle des sauvages furent massacrés dans Lyon, après avoir été retirés de la rivière dela Saône) ne fut-elle pas publiquement vendue aux enchères au plus offrant ? Les foies, les cœurs et les autres parties du corps de quelques-uns ne furent-ils pas mangés par les meurtriers fous furieux, dont les enfers ont horreur ?

[…]

Par conséquent qu’on n’abhorre plus tant désormais la cruauté des sauvages anthropophages, c’est-à-dire, mangeurs d’hommes, car puisqu’il y a des semblables, voire de plus détestables et pires au milieu de nous, qu’eux qui, comme il a été vu, ne se jettent que sur les nations qui leur sont ennemies et qui se sont plongés dans le sang de leurs parents, voisins et compatriotes, il ne faut pas aller si loin qu’en leur pays ni qu’en Amérique pour voir des choses aussi monstrueuses ni aussi prodigieuses »

                ——————

Du naturel, force, stature, nudité, disposition et ornements du corps, tant des hommes que des femmes sauvages brésiliens

 […]

« Avant de clore ce chapitre, ce sujet appelle une réponse, tant à ceux qui ont écrit qu’à ceux qui pensent que la fréquentation de ces sauvages tout nus, et surtout des femmes, incite à la lubricité et à la paillardise. Sur ce sujet, je dirai en un mot que bien qu’il soit vrai qu’apparemment il n’y a que trop d’occasions de juger qu’en plus de l’inconvenance du spectacle de ces femmes nues, cela semble aussi servir d’une sorte d’appât quotidien à la convoitise, cependant, pour en parler selon ce qu’on a généralement vu alors, cette nudité si grossière chez cette femme est beaucoup moins attrayante qu’on ne le penserait. Et, par conséquent, je soutiens que les toilettes, les fards, les fausses perruques […] les robes sur robes et autres infinies bagatelles avec lesquelles les femmes et les filles de chez nous se déguisent et dont elles n’ont jamais assez, sont sans comparaison, cause de plus de maux que n’est la nudité habituelle des femmes sauvages, qui cependant ne sont pas moins belles que les autres. »

                ——————

De notre départ de la terre du Brésil

[…]

« A cause des tourments que nous avions endurés à l’aller, sans le mauvais tour que nous joua Villegagnon, plusieurs d’entre nous […] n’auraient pas décidé de retourner en France, où les difficultés étaient alors et sont encore à présent sans comparaison beaucoup plus grandes, tant pour la religion que pour les choses concernant cette vie. Si bien que pour dire ici adieu à l’Amérique, j’avoue en mon for intérieur, que, bien que j’aie toujours aimé et que j’aime encore ma patrie, néanmoins, voyant non seulement le peu mais pour ainsi dire l’absence de loyauté qui y reste, et qui pis est, les trahisons dont on use les uns envers les autres […], je regrette souvent de ne pas être parmi les sauvages, auxquels (ainsi que je l’ai amplement noté dans cette histoire) j’ai connu plus de franchise qu’à plusieurs d’entre nous, qui pour leur condamnation, portent le titre de Chrétiens. »

______________________

Ce livre de Jean de Léry a connu un très grand succès : quatre rééditions et des traductions en latin et dans toutes les langues européennes. Compte tenu des conflits sanglants vécus en Europe à cette époque-là, ce témoignage sur les Amérindiens qui, « conduits seulement par leur naturel, quelque dégradé qu’il soit, […] sont unis et vivent si bien en paix les uns avec les autres », constitue sans doute la source des développements ultérieurs du « mythe du bon sauvage ». Il va inspirer, comme nous le verrons, le chapitre « Des Cannibales », des Essais de Montaigne.

Pour une analyse plus détaillée de l’ouvrage de Léry, voir
http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2836

Ces expériences françaises au Brésil inspireront également des auteurs contemporains. C’est le cas de Jean-Christophe Rufin, lauréat du prix Goncourt 2001 pour son roman Rouge Brésil. Curieusement, cet écrivain semble avoir fait fi du récit de Jean de Léry, en donnant la part belle à Villegagnon. La démarche de type ethnologique suivie par Léry sera également prise par Rufin pour une sorte de mépris raciste. C’est ce que nous aurons l’occasion d’aborder prochainement.

61 réflexions au sujet de « Extraits des textes fondateurs sur le Brésil (4) »

  1. Ping : Extraits des textes fondateurs sur le Brésil (5) | Brasil Azur

  2. Ping : L’envers du décor : reconstitution d’une culture indienne par ‘L’Ancêtre’ de Juan José Saer | Brasil Azur

  3. Ping : viagra

  4. Ping : bedste proteinpulver

  5. Ping : Suara

  6. Ping : easy to train dog breeds

  7. Ping : Buy it cheap here

  8. Ping : Dale

  9. Ping : Rene

  10. Ping : Mitchell

  11. Ping : Darren

  12. Ping : edwin

  13. Ping : derrick

  14. Ping : julian

  15. Ping : morris

  16. Ping : joel

  17. Ping : wallstickers

  18. Ping : Duane

  19. Ping : Garcinia Cambogia

  20. Ping : tom

  21. Ping : buy elo boost

  22. Ping : warehouse space

  23. Ping : laptop computers

  24. Ping : warehouse for rent

  25. Ping : Binary Bank Breaker app

  26. Ping : kalpa pharmaceuticals location

  27. Ping : viagra

  28. Ping : Blue Coaster33

  29. Ping : Where to buy backlinks youtube

  30. Ping : DIRECTV

  31. Ping : tvpackages.net

  32. Ping : buying legal steroids safe

  33. Ping : lan nu og her

  34. Ping : xnxx

  35. Ping : parking

  36. Ping : parking

  37. Ping : laan penge online

  38. Ping : water ionizers

  39. Ping : cheap web traffic

  40. Ping : YouTube views kopen

  41. Ping : pay per day loan plans

  42. Ping : water ionizer plans

  43. Ping : electrician apprenticeship programs

  44. Ping : he has a good point

  45. Ping : local plumbers naples

  46. Ping : local plumbers in levittown pa

  47. Ping : pay per day loans plan

  48. Ping : house blue

  49. Ping : online electrician calculators

  50. Ping : her explanation

  51. Ping : payment plan

  52. Ping : Extreme Profits System Review

  53. Ping : bottled alkaline water

  54. Ping : water ionizer payment plan

  55. Ping : electricity

  56. Ping : water ionizer

  57. Ping : cheap car insurance

  58. Ping : alkaline water

  59. Ping : http://webkingz.camkingz.com/

  60. Ping : do you agree

  61. Ping : great post to read