(3) Faire revivre un monde disparu
Après l’attribution du prix Nobel à Patrick Modiano, on a pu lire de nombreux commentateurs de Modiano parler à son propos d’ « autofiction », ce genre littéraire très à la mode qui devrait suivre des règles très strictes. L’inventeur du mot et du concept, Serge Doubrovsky — je conseille la lecture de son perturbant mais original Un amour de soi de 1982 — l’a défini ainsi : tout ce qui est raconté doit être rigoureusement authentique, mais la mise en œuvre peut faire appel à toutes les techniques de la fiction romanesque : construction non-linéaire qui ne respecte pas le déroulement temporel, usage du suspens, un événement important à l’origine du récit, peut n’être révélé qu’à la toute fin, etc. Cela distingue ce genre de l’autobiographie, déjà pratiquée vers 400 de notre ère par Saint-Augustin, ou 13 siècles plus tard par Jean-Jacques Rousseau. On connaît depuis longtemps les romans autobiographiques, de Benjamin Constant (période napoléonienne) à Marcel Proust (troisième république). Où se situe donc Patrick Modiano ?
Au fil de la parution de ses livres, avec des thèmes et des personnages que l’on semble reconnaître d’un roman à l’autre, au fil des entretiens avec des journalistes à qui Modiano donnait peu à peu des « clefs » et des souvenirs, on voit que le romancier ne cesse de créer ses histoires à partir d’un riche terreau personnel. Dans le premier épisode de cette chronique, j’ai dit quelques mots des parents de Modiano. Comment une mère actrice belge, flamande catholique (Louisa Colpeyn), et un père juif d’origine italienne (Alberto Modiano), né à Paris, pouvaient-ils se rencontrer au temps de l’Occupation ? Nous verrons qu’il y avait effectivement des raisons pour qu’ait eu lieu ce mariage improbable — et pour que des personnages romanesques apparaissent. Dans le deuxième épisode, et sans que cela soit vraiment prémédité de ma part, le lecteur à pu voir passer des « personnages récurrents » présents aussi bien dans Villa triste (1975) que dans Rue des boutiques obscures (1978). Ainsi il y a le mystérieux moniteur de ski qui doit avoir une double vie avec des « affaires troubles » et qui meurt dans un accident d’automobile… Ou comme ces jeunes femmes qui, avant trente ans, donnent l’impression d’avoir connu bien des aventures, avec des amours cachées, des carrières de « mannequins volants », ou de girls dans des revues, ou de starlettes jouant des grands rôles dans des petits films, ou des petits rôles dans des films à gros budgets, ou sur des scènes de théâtre, leurs rares réussites financières étant bien éphémères.
Ensuite, le lecteur attentif finit par sentir que derrière les histoires vécues dans des « époques inoffensives » comme les années 60 — mais les guerres coloniales rappellent qu’on n’est jamais à l’abri d’un contrôle d’identité, d’une rafle, et d’un trajet entre deux policiers dans un « panier à salade » (j’y reviendrai) —, il y a des références implicites à la Seconde Guerre mondiale. Le sentiment d’insécurité perpétuelle qui mine la vie des héros de Villa triste (années soixante) ou de Rue des boutiques obscures vient explicitement de la vie des persécutés et des pourchassés pendant la l’Occupation, depuis l’exode de 1940 jusqu’à la Libération de 1944. Mais on devine aussi d’autres histoires, plus ou moins cachées. Ainsi le narrateur de Villa triste, jeune adulte, apprend (difficilement) à se protéger contre sa peur devant des événements indéterminés — ou secrètement craints car attendus. Il se défend grâce à des histoires d’amour éphémères avec des femmes qui ressemblent au portrait que j’ai esquissé dans le précédent paragraphe : ce sont des femmes souvent rencontrées grâce à une figure parentale — le père ou la mère, ou grâce à une amie de la mère ou un ami du père —, elles sont plus âgées que le narrateur, elles ont eu un passé mal connu, ce sont sans doute des « aventurières », mais elles sont prévenantes, rassurantes (le héros en a bien besoin). Sur le signification de tous ces mystères, on a envie d’en savoir plus.
Pour en savoir plus, il faudrait passer les romans de Modiano à la moulinette, ou se mettre Dans la peau de Patrick Modiano : c’est le titre d’un essai souvent cité dans les articles sur cet écrivain. Son auteur, Denis Cosnard, est journaliste au service économie du Monde. Il a recherché systématiquement (« radiographié ») les thèmes, les personnages, les images qui revenaient dans les romans. Il a fait une enquête sur la vie de Modiano en croisant ce que Modiano disait de lui-même, et ce qu’on peut retrouver dans des archives ou dans des témoignages. Il a surtout refait des enquêtes que Modiano avait mené lui-même, car celui-ci est très documenté sur la « grande Histoire » des années 30 aux années 60 — mais aussi sur la petite histoire : je crois avoir entendu une interview où Modiano se présentait comme le plus grand connaisseur de faits-divers sur cette période.
Un pedigree (2005) — « Ce chien figure sur deux ou trois photos »
Pour connaître de l’intérieur ce qui est peut-être la vraie première vie de Modiano, il est toujours conseillé de lire Un pedigree, son autobiographie, brève (120 pages) et tardive (2005). Un grand livre, dégraissé jusqu’à l’os. Sans aucun pathos, Modiano nous conte sa jeunesse — une jeunesse triste, pauvre, d’enfant mal aimé. Il aurait pu en tirer une autobiographie sentimentale, remplie d’épisode désolants. Par la grâce d’une écriture apparemment laconique, mais pleine d’une émotion d’un certain type (sur lequel je reviendrai), il évite tous les écueils du mélodrame vécu, et il nous fascine. Dans ces chroniques, j’essaie de donner quelques clefs pour qu’une première lecture des livres de Modiano trouve dans le lecteur un observateur attentif à ses étrangetés, à ses originalités. Ainsi, il est fréquent que les commentateurs de Modiano citent un paragraphe où, très vite (dès la troisième page), il parle de sa mère, actrice qui a fait une carrière très décevante et qui a connu des années de « dèche » dont son fils a largement profité :
« C’était une jolie fille au cœur sec. Son fiancé lui avait offert un chow-chow mais elle ne s’occupait pas de lui et le confiait à différentes personnes, comme elle le fera plus tard avec moi. Le chow-chow s’était suicidé en se jetant par la fenêtre. Ce chien figure sur deux ou trois photos et je dois avouer qu’il me touche infiniment et que je me sens très proche de lui. »
Comprenons-nous bien : je ne garantis en rien l’exactitude historique de cette histoire qui daterait d’avant la naissance de Modiano — le « fiancé » de la mère n’est pas son père ! — et qui metterait en scène un chow-chow suicidaire. Mais, en quelques lignes, nous comprenons très bien ce que l’autobiographe veut nous dire, et cette brève parabole nous touche infiniment plus que s’il nous avait fait de grands discours sur le thème : ma mère ne m’aimait pas, je menais une triste existence (d’où le titre Villa triste = Vie triste ?), solitaire, dans des pensionnats mal chauffés où nous crevions de faim, et j’ai souvent pensé à me suicider en me jetant par la fenêtre. C’est ainsi que naît le genre d’émotion propre à Modiano : les quelques lignes citées sont typiques de l’art extrêmement riche de l’auteur. Mais l’auteur fait preuve d’une grande retenue et il faut être attentif aux petits mots-cailloux qu’il sème. Ainsi, le « chien ». Ainsi, les « photos ».
Dans les romans de Modiano, les « chiens » servent souvent de symboles pour représenter les exclus, les pauvres, les persécutés. Cela peut surprendre, car le mot « chien », dans notre culture, a souvent un sens péjoratif. Chez Modiano, c’est le contraire. Pourquoi ? Pour une raison très personnelle, bien sûr. Parce que l’enfant Patrick et son frère Rudy (né deux ans après lui) avaient comme compagnon de jeu « Peggy », une chienne, bientôt morte, écrasée par une voiture. Ce jeune frère Rudy était l’autre compagnon de jeu de Patrick. Ces enfants étaient très souvent « confiés » par les parents à des gardiens, ou à des amis, ou à des pensionnats et ils se sentaient terriblement abandonnés. Rudy est mort (leucémie) avant ses dix ans, Patrick n’avait pas douze ans. On se demande si ce chow-chow suicidaire ne pourrait pas être une première vie de la chienne Peggy — ou plutôt de ce jeune frère qui a préféré mourir, au lieu de subir une vie d’enfant abandonné. Les « deux ou trois photos », comme dans La Chambre verte — le très beau, mais très funèbre film de François Truffaut —, sont là pour indiquer que les romans de Modiano sont comme des albums de photos, des autels des morts qui nous rappellent fugitivement le souvenir de personnes qui ont été aimées et qui ont disparu. Modiano n’écrit pas : mon grand-père est mort, ou mon frère est mort. Il écrit : « Mon père a perdu le sien à l’âge de quatre ans » et « En février 1957, j’ai perdu mon frère ». L’écrivain a dédié tous ses premiers livres à Rudy et il prétendra être né en 1947, année de la naissance de son frère — Pour faire revivre ? — pour se faire pardonner d’être un survivant ? Bien des mots pour décortiquer (un peu) ces quatre lignes. Car là est la vraie « petite musique » de Modiano : beaucoup d’idées, de suggestions en quelques lignes, et des mots qu’il faut savoir écouter.
À la recherche d’un monde disparu
Les cent-vingt pages d’Un pedigree recréent tout un monde perdu. D’abord, celui d’une enfance sur laquelle j’ai déjà donné quelques indications. Mais il y a aussi les parents avec leur vie avant la guerre, leur vie pendant la guerre et leur vie après la guerre. Toutes ces vies, Modiano les a racontées de façon dispersée et camouflée dans ses romans, mais il les a ramassées dans Un pedigree. Je vais essayer d’en donner une approche à partir d’un grand écart.
Je prend le risque de passer (très, très rapidement) … par le « Temps perdu » de Marcel Proust ! Comment résumer le monde de Proust en quelques lignes ? Je m’y risque. Un grand bourgeois, héritier d’une fortune familiale, soumis lui-même à de violentes passions intimes, consacre son énergie de jeune homme ambitieux à ne fréquenter que les « grands salons » aristocratiques (qu’il admire d’abord avant d’en être déçu) et grands bourgeois — qu’il méprise, mais qui le fascinent. Dans tous ces lieux privilégiés, il y rencontre des aristocrates de « sang royal », des grands propriétaires, des savants, de grands artistes, des femmes du « grand monde », des industriels, mais aussi des parasites, des bohèmes, des marginaux, des « demi-mondaines ». Ce grand monde est poreux. Des gens qui proviennent de classes sociales (ou de castes) tout à fait différentes, communiquent curieusement — les passe-ports s’appellent : la richesse, le talent, le sexe. L’observateur-romancier finit par y trouver toute une humanité décalée qui offrira d’excellents personnages de roman — Proust s’introduisant lui-même dans tous les personnages qu’il a créés en observant le petit monde où il a vécu.
J’explicite ce que je viens d’écrire, en espérant que mes lecteurs connaissent les personnages principaux du roman de Proust : le vrai Proust, avec sa vérité, est bien plus présent à l’intérieur du « Baron de Charlus » (l’homme-femme qui se prête à divers jeux) ou de « Madame Verdurin » (la femme-chef) que dans le « narrateur » qui semble (mais c’est un leurre) calqué sur le jeune Proust raconté par le vieux Proust devenu un sage passionné attaché à écrire son œuvre. Proust a observé des personnes réelles et il s’est identifié à celles-ci. Il a (ainsi) créé des personnages très authentiques, et très complexes — et (donc) écrit une œuvre très riche.
La lecture d’Un pedigree nous fait découvrir une société très exotique — donc très romanesque. Quand les parents de Patrick Modiano voulaient bien s’occuper de lui (ça n’arrivait pas souvent), ils lui ont offert un spectacle comme peu d’enfants en ont vu : une société marginale et composite, très excentrique — alors que l’enfant menait par ailleurs la vie d’un écolier perpétuellement enfermé dans des pensionnats bien pensants aux règles très rigides. Dans le premier épisode, j’avais déjà décrit ces parents destinés à devenir des personnages de romans : une mère belge flamande, L(o)uisa, actrice ayant joué d’assez nombreux petits rôles entre 1939 et 1983 ; un père, Alberto, lui-même fils d’un Juif d’origine italienne, pratiquant d’étranges activités, trafics divers, marché noir, et surtout : se cacher des rafles, et survivre, car « Aldo » est clandestin et sans papiers, échappé (de justesse, deux fois) à l’arrestation pendant l’Occupation. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les deux parents avaient des fréquentations « troubles » : producteurs de la Continental, hommes d’affaire véreux, artistes à succès plus ou moins éphémères, aristocrates déchus, nazis et autres gestapistes, ou « collaborateurs », gigolos, voleurs …, bref, des « aventuriers ».
Après la guerre, le jeune Patrick a connu certains amis de ses parents — et les mots « ami » ou « amie » ont toutes les significations qu’on veut. Voici que passent des figures que tout le monde n’a pas connu dans son enfance. Une amie qui a gardé Patrick et Rudy enfants à Jouy-en-Josas, jusqu’à son arrestation pour cambriolage ! Un autre « ami cambrioleur » qui a aidé la mère pendant ses périodes de dèche, quand il n’était pas en prison… Des huissiers venus saisir les meubles du père — Patrick Modiano sait ce que sont des appartements vides, non chauffés (le gaz est coupé). Ou des amies de la mère, sans domicile fixe : à l’étroit canapé défoncé du séjour, elles préféraient le grand lit du jeune fils. Dans des cafés ou des halls d’hôtel, des hommes d’affaires manigancent d’incompréhensibles affaires avec le père. « Amis » et « amies » de toutes sortes, affairés et oisifs de tous ramages et de tous plumages, c’est le grand écart permanent. Devant les yeux de l’enfant défilent : des prêtres des collèges catholiques et des membres de la « haute pègre » — des comédiens sans engagement et des cambrioleurs mis en prison — des jeunes étudiantes gardes d’enfants et des femmes fatales — des écrivains (Raymond Queneau) et des aristocrates déchus/hommes d’affaires véreux — « le grand à la Jag » de l’affaire Ben Barka.
Pendant la guerre, les mondes marginaux de la mère actrice et du père homme d’affaires avaient donc bien des points communs. Louisa connaissait des acteurs et des danseurs qui connaissaient des trafiquants, Alberto connaissait des trafiquants qui connaissaient des actrices. En cette période troublée, ils ont allié leurs forces et se sont mariés pour un temps (1943-1960 ?). Comprend-on pourquoi j’ai risqué un parallèle entre les « petits mondes » de Proust et de Modiano ? Celui que sa famille a fait connaître à l’enfant Patrick, puis à l’adolescent Modiano, est lui aussi pittoresque, et tout aussi poreux, offrant à la fois la satire et la tragédie, la comédie et le thriller. Cette comédie humaine accueille aussi des fantômes venus de l’Occupation. J’en citerai deux — ou trois.
Les Fantômes de l’Occupation …
Le nom de Maurice Sachs ne doit plus être connu de beaucoup de lecteurs, mais cet écrivain juif, homosexuel, brièvement converti au catholicisme (et même séminariste), « courtier en objets d’art » — comme le jeune Modiano sera un temps « courtiers en livres », c’est-à-dire revendeur de livres de collection dont il n’était peut-être pas toujours le propriétaire légitime — est une figure fascinante. Ce qui suit est un résumé, un mélange de vérités historiques et de légendes : très cultivé, charmeur (séducteur), très connu du Tout-Paris littéraire ; lecteur pour Gallimard (et ami de Gaston) ; un temps proche de Jean Cocteau (qui a interdit à Jean Marais de lire ce que Sachs a écrit sur lui) ; auteur de livres sur André Gide et sur Maurice Thorez— Sachs est un vrai écrivain. Il est l’auteur de très instructives « Chroniques joyeuses et scandaleuses », comme Alias ou Le Sabbat — dans tous ces livres, ce qu’on appelle « la morale bourgeoise » est foulée aux pieds. Sa vive écriture (très perfide) est sans pitié pour les fautes, les bassesses et les malversations commises par ses personnages, y compris lui-même : cet alcoolique, grand névrosé (il a été psychanalysé par un des premiers analystes parisiens), a un vrai talent de moraliste !
Mais voilà : fils d’une mère qui avait fui la justice française en s’exilant en Angleterre, voluptueux et « dépensier », Sachs menait une vie parfaitement immorale : duperies amoureuses, tromperies, « emprunts » (= vols), escroqueries, etc. Il a continué sa vie de trafiquant par le marché noir (surtout le « négoce » d’or et de bijoux) pendant la Seconde Guerre mondiale. Même si sa philosophie personnelle est nihiliste, il ne collabore pas par idéologie ; cependant, pour mener à bien ses affaires et ses velléité de publication et de théâtre, il est amené à fréquenter des officines gestapistes et il doit bien leur offrir ses services. Ses activités se déroulent d’abord en France où il pratique la cavalerie à grande échelle afin de payer ses intermédiaires et financer son luxueux mode de vie — il accumule des dettes « étourdissantes ». Tenté par le suicide (?), ou une vie solitaire d’écrivain à la campagne (?), il choisit (?), en novembre 1942, de partir en Allemagne comme travailleur volontaire (?). À Hambourg, il écrit sa Chasse à courre, chronique informée de « la vie », et portrait halluciné de sa vie, à Paris sous l’Occupation : c’est une de mes sources avec la biographie de Henri Raczimow (toutes les biographies de Sachs ne sont pas aussi fiables).
La vie d’ouvrier devient insupportable, mais Sachs fait la connaissance d’amis français compréhensifs (et nazis convaincus) qui le recrutent comme espion au service de la Gestapo locale. Cette collaboration fonctionne d’abord bien (grâce à ses talents de charmeur, il détecte des réseaux anti-nazis de Hambourg), mais elle devient vite inefficace — ce jouisseur-littérateur, mystique (à sa façon, c’est-à-dire délirante), est un voleur, mais il n’a pas un vrai tempérament de délateur. Il ne dénonce pas un réseau catholique anti-nazi, et il est finalement arrêté puis emprisonné fin 1943. En prison, il a pu servir de « mouton » afin d’y avoir une vie plus confortable, et pouvoir écrire son grand livre. Sa fin a fait l’objet de mille légendes : il serait revenu en France et il se cacherait sous un faux nom ; parti en Orient, il y aurait créé une maison de garçons ; dans la prison de Hambourg, « Maurice la tante » aurait été massacré par les autres détenus et dévoré par les chiens des SS. En réalité, il a été abattu, comme « traînard », par un S.S. flamand lors d’un transfert entre deux prisons en avril 1945 pendant les bombardements de Hambourg par l’aviation anglo-américaine. Ses livres sont surtout posthumes, parus après la guerre, grâce à des amis.
Ce personnage double — écrivain talentueux et Juif collaborationniste au service de la Gestapo — pouvait fasciner un jeune homme qui savait que son propre père, Juif menant une vie clandestine pendant la guerre, avait survécu en pratiquant des activités de trafic et de marché noir. Ce petit « négoce » aurait (peut-être) pu le mettre en contact avec les officines gestapistes qui, elles-mêmes, pratiquaient les trafics les plus divers, mais à grande échelle — depuis la récupération des matières premières et machines utiles (or, cuivre, locomotives, etc.) pour l’effort de guerre allemand jusqu’au vol des biens des personnes arrêtées par les différentes polices d’Occupation. Maurice Sachs avait aussi habité (et « trafiqué ») dans l’immeuble du « 15 du quai Conti » où ses parents ont vécu pendant et après la guerre, avec leur fils.
… et le « panier à salade » d’ « Eddy Pagnon »
Et il y a le personnage d’Eddie Pagnon avec l’épisode du « panier à salade » — je me demande si le jeu de mot entre « panier » et « Pagnon » n’a pas joué un rôle important dans l’imaginaire d’un écrivain très sensible aux suggestions que produit la sonorité des mots : il y a un jeu d’enfant qui consiste à répéter, à toute vitesse et le plus longtemps possible, les mots « panier-piano-panier-piano-… ». Essayez ! Il faut raconter l’histoire de la relation qui a peut-être existé entre Alberto Modiano et « Eddy Pagnon », un membre de « la bande de la rue Lauriston » — donc à la fois trafiquant et homme de main de la « Gestapo française ». Je rappelle que l’équivalent italien de ces abominables officines s’appellent des « villas tristes ». Mais pour cela il faut fusionner deux histoires de « panier à salade » et de « dépôt ».
Je vais commencer par la plus récente, et par un autre détour, cette fois-ci chez Alfred Hitchcock ! Quand j’ai débuté la rédaction de cette enquête, je pensais que ce parallèle était une idée originale. Mais un dossier publié par Les Inrocks (le 15 octobre 2014, après le prix Nobel) m’apprend que Modiano aime raconter cette histoire aux journalistes : « … quand il [Hitchcock] était enfant, son père l’avait envoyé au commissariat avec une lettre pour le commissaire, et celui-ci l’avait enfermé dans une pièce où il plaçait les gens qu’il avait arrêtés. Il y est resté une heure, sans savoir quand il allait en sortir. Et quand le commissaire l’a enfin libéré, il lui a dit qu’il le remettrait là s’il se conduisait mal … Cet épisode est la matrice de ses films hantés par une menace, du suspens. »
Cette histoire est très connue chez les cinéphiles amateurs du « grand maître du suspens ». Je suis donc retourné à la grande biographie de Donald Spoto, La Face cachée d’un génie — La vraie vie d’Alfred Hitchcock. Cet ouvrage est une référence qui nous apprend beaucoup de choses sur la période de formation du cinéaste. Hitchcock, jeune, fréquentait les théâtres et les tribunaux pour y voir en direct les faits divers qui avaient donné lieu à des procès. Il avait fait un long stage dans les studios berlinois de la UFA où il avait appris le cinéma en regardant tourner les plus grands cinéastes du début du XXe siècle, Friedrich Murnau ou Fritz Lang. Il lisait les romantiques allemands et la littérature gothique. Or … Spoto s’interroge sur l’historicité de cette « histoire du bref séjour au violon qu’il a répétée des décennies durant au journalistes, à ses collaborateurs et ses acteurs … » qui nous l’ont répétée eux-même ! Cette histoire témoigne-t-elle de la « propension au sadisme du père », ou est-ce une fable inventé par ce « brouilleur de piste émérite » qu’est ce grand cinéaste pour mettre l’accent sur le rôle de ses impressions enfantines sur ses futures créations ?
À quinze ans (vers 1960), le jeune Patrick Modiano subit une expérience du même genre, et cette histoire réapparaîtra sous diverses formes dans ses romans. Dans Un Pedigree, il nous en donne une version « objective ». Il avait quinze ans. Sa mère, fauchée comme d’habitude, l’envoie quémander de l’argent chez son père qui vit à l’étage du dessus (toujours quai Conti). Il est mal reçu par la seconde femme du père, une « fausse Mylène Demongeot » (la vraie est une très jolie actrice ayant fait une carrière remarquée dans le cinéma commercial français des années 50 et 60) qui appelle la police. La police vient et le père de Patrick l’accompagne, sans un mot, entre deux gendarmes dans un « panier à salade ». Au commissariat, le fils reçoit une engueulade de la part du commissaire qui l’enjoint à ne plus causer de « scandale ».
Cette histoire de panier à salade renvoie à deux épisodes de la vie du père durant l’Occupation. Je fais un saut historique. Clandestin, sans papiers, Juif non recensé auprès des autorités (donc triplement coupable), Alberto Modiano est arrêté, la première fois (en 1942) en compagnie de son amie de l’époque, qui dix ans auparavant avait tourné dans un film à Berlin quand elle était l’amie de Billy Wilder — je viens, en une seule phrase, de faire allusion à trois mythes : une starlette, le glorieux cinéma allemand d’avant la nazification, et Billy Wilder ! Alberto Modiano sera arrêté une seconde fois en 1943 et conduit au « dépôt » de la préfecture de police, menacé de déportation à Drancy. A chaque fois, Alberto en réchappe. Mais on peut supposer, soit pour sa propre libération, soit pour la libération de son « amie », qu’il a bénéficié de l’aide de quelqu’un. Ce mystérieux quelqu’un hante divers romans de Patrick Modiano. Qui avait assez de pouvoir pour arracher un Juif, clandestin sans papiers, des griffes de la police et de la Gestapo ?
« Eddy Pagnon ». On peut tout imaginer. Il y a une version de l’histoire sur laquelle le romancier a certainement longuement enquêté lui-même, avant qu’un enquêteur moderne (Denis Cosnard) reprenne cette investigation. J’y ai déjà plusieurs fois fait allusion, que ce soit à propos du mode de survie d’Alberto Modiano ou des activités de « négoce » de Maurice Sachs pendant la guerre : il y avait une activité qui rapprochait beaucoup de monde pendant l’Occupation, c’était le marché noir ! Alberto Modiano pouvait fréquenter des petits trafiquants qui connaissaient eux-mêmes les grands trafiquants des abominables officines gestapistes.
La plus célèbre officine de Paris est celle de « la rue Lauriston ». Une bande de gangsters professionnels (sélectionnés parmi les « droits communs » de la prison de Fresnes) y avait ses bureaux. Recrutés comme hommes de main pour les basses œuvres de la Gestapo (espionnage, arrestations et tortures de Résistants), ils étaient tout autant voleurs et trafiquants (pour leur propre enrichissement). Ils étaient officiellement intégrés dans les rangs des SS allemands, et parfois ils s’exhibaient en uniforme nazi. Après la Libération, ils ont été condamnés à mort et fusillés au fort de Montrouge, fin décembre 1944. Parmi eux, les chefs : Pierre Bonny (ancien policier corrompu et révoqué) et Henri Chamberlin, dit Lafont — bagnard évadé, authentique gangster dans le genre de ceux qui peuplent les romans d’Albert Simonin. Également leurs « seconds couteaux », comme Louis Pagnon, dit « Eddy ».
Eddy Pagnon est d’abord garagiste et petit délinquant, puis chauffeur d’Henri Lafont qui le traite en sous-fifre. Eddy Pagnon est aussi trafiquant actif d’or et de tout produit dont la revente rapporte d’importants bénéfices. Il a parfois été emprisonné pour ses illégales activités de « négoce » — l’une de ses maîtresses, la « Marquise d’Abrantès », était l’authentique épouse d’un aristocrate. Pagnon, le trafiquant gestapiste, serait-il venu au secours de son « collègue » Alberto, petit trafiquant du marché noir ?
J’ai dit que deux ou trois fantômes hantaient les romans de Modiano. Il y avait donc l’écrivain juif au double visage, Maurice Sachs, et le gestapiste gangster et trafiquant, Eddy Pagnon. Mais à chaque fois l’ombre du père marche à leurs côtés : comme Sachs l’écrivain, Alberto Modiano a fait du marché noir pour survivre, et Eddy le gestapiste l’a peut-être sauvé de la déportation — la vie sauve d’Alberto a permis (plus tard) la naissance d’un futur prix Nobel de littérature… En fait, nous avons pénétré dans les mystères de l’imaginaire. Les enquêtes de Modiano et de ses biographes n’ont rien prouvé. Parmi les milliers de noms retrouvés dans les archives, nommant les grands, les moyens et les petits collaborateurs, les gangsters et les trafiquants en relation avec la bande de Bonny et Lafont, on n’a jamais retrouvé le nom d’Alberto Modiano.
« Par la suite, j’ai voulu mettre des visages sur les noms de ces gens-là, mais ils restaient toujours dans l’ombre, avec leur odeur de cuir pourri. »
Le père de Patrick a-t-il vraiment connu un membre haut placé de la « Gestapo française » ? On ne le sait pas. Mais tout ce monde historico-imaginaire est propre à faire rêver un jeune homme solitaire qui a vécu une enfance triste et qui, à partir de ses douze ou treize ans, commence à apprendre les histoires vécues par ses parents et par les « ami(e)s » qui gravitent autour d’eux. Et « les images des camps de concentration ».
Faire revivre un monde perdu
Je suppose que Patrick Modiano, silencieux, était aux aguets de toute histoire, de toute anecdote racontée par ses parents — par sa mère, uniquement, le père ne se « confiait jamais » : toute son imagination (qui était grande) ne concernait que sa vie d’homme d’affaires à la recherche d’un Eldorado afin d’y faire fortune. Son fils n’en savait pratiquement rien. Puis Patrick Modiano a lu, beaucoup lu. Quand on est pauvre, les bibliothèque publiques sont des lieux accueillants. Dans Un Pedigree, il s’ingénie à citer quelques grands classiques, dans un contexte anecdotique. Dans son école catholique, les romans mis à l’index étaient interdits de lecture. Mais le surdoué en français (et nul en maths) reçoit l’autorisation spéciale de lire Madame Bovary. Modiano cite quelques autres lectures, en mélangeant les « classiques modernes » (Colette, dont un roman « osé » lui a valu un renvoi, Hemingway ou Larbaud), les livres d’aventures pour la jeunesse (Jules Verne, Alexandre Dumas, Les Mines du roi Salomon), des « fantastiques des rues » (Marguerite de la nuit). Au passage il cite Le Sabbat (on sait que c’est le livre scandaleux de Maurice Sachs), et plusieurs romans populaires complètement oubliés aujourd’hui — comme ce Marion des neiges dont je ne sais rien, mais j’ai retrouvé la reproduction de sa couverture dans l’édition que l’adolescent a lue. On peut y voir un modèle de ses « femmes fatales ». Mais ce genre d’allusions à des lectures peut avoir de toutes sortes de significations, dont quelques leurres et quelques provocations – Modiano utilise un « grand discours moralisateur » de son père pour citer côte à côte les noms de Roger Vailland et de Robert Brasillach : voilà qui a de quoi mettre en éveil, car ces deux écrivains-militants ont eu des trajectoires littéraires et politiques extraordinairement divergentes…
L’imaginaire dont se sert l’écrivain pour enrichir ses romans a bien des sources. Je viens d’insister sur le rôle des histoires et des légendes familiales. Mais il y a aussi les lectures et les films, aussi bien les grands classiques que la production commerciale et populaire. Modiano est un grand spécialiste des faits divers. Certes il a lu des livres de documentation, comme L’Histoire de la Gestapo de Jacques Delarue, mais il a beaucoup consulté la presse, les quotidiens, les magazines, et les journaux people — Modiano aime faire référence à des artistes du cinéma que nous ne connaissons plus. Quand il construit ses histoires, il fusionne ce qu’il a vu autour de lui dans son enfance, ce qu’on lui a raconté sur la vie de ses parents, ce que ses enquêtes dans des livres et dans les archives lui ont appris, et bien des choses que nous ne pouvons pas connaître — mais nous pouvons essayer de les deviner. Ainsi, il peut projeter un fait divers vécu par une starlette hollywoodienne sur la vie de sa mère. C’est ainsi que Modiano écrit des romans qui ont de multiples significations. On peut les relire en découvrant à chaque fois de nouvelles significations.
J’approche de la fin de cette chronique en me disant que j’ai utilisé Un pedigree pour tout autre chose qu’une recension : j’ai tenté de faire un panorama des sources biographiques de Patrick Modiano, en essayant d’aider le lecteur à accepter une contradiction propre à la littérature. Tout peut être à la fois complètement vrai et complètement inventé. Les personnages et les situations — que le romancier emprunte à sa vie propre, à celle de ses parents ou à ses lectures — sont là pour donner une chair artistique à des émotions qui, elles, sont vraies, et riches des contradictions que la vie nous impose. Ainsi, je n’ai donné sur la figure du père que des aperçus bien fragmentaires. La mère était fréquemment absente (tournées, ou « virées »?), le père imposait l’éloignement (pensionnats). La mort du frère a provoqué un deuil violent. L’enfant (vivant chez des étrangers) a ainsi acquis un sentiment d’insécurité permanente et d’absence de racines qui ont nourri les émotions et l’inspiration du romancier. Mais il continue à avoir une certaine indulgence pour ceux qui sont quand même ses parents, et qui ont connu une vie si difficile pendant la guerre. Aussi, quand le héros de Villa triste considère avec terreur le petit monde qui l’entoure dans cette (apparemment) paisible ville balnéaire de Haute-Savoie dans les années 60, je crois qu’il faut y voir, créé par un romancier très puissant, un personnage qui est tout à la fois l’enfant qui se sent abandonné par ses parents, et le père pourchassé par les polices, les milices et la Gestapo pendant la Seconde guerre mondiale. Modiano réalise cette création avec discrétion ; le lecteur doit y être sensible. Le lecteur est invité à retourner à une image insérée plus haut, la couverture en « Livre de poche » de Marguerite de la Nuit de Pierre Mac Orlan — cette « poésie des rues » que cite Modiano : elle représente une femme soutenant un homme. Représentation idéalisée de Louisa Colpeyn et d’Alberto Modiano ? Ou projection de ses propres désirs ?
Oui, Un pedigree est bien une autofiction dans le genre « modianesque » : des souvenirs très fragmentaires où le romancier évoque des figures qu’il a connues, des figures dont on lui a parlé, des figures de l’histoire ou du spectacle ou des faits-divers — il en a rêvé après avoir lu des livres ou vu des films. Sur ces figures, « j’ai fait mon enquête », comme il le dit sans ménagement à Emmanuel Berl quand il interviewe cette figure historique, politique et littéraire. Il insère ses personnages dans les lieux où il a vécu (les rues et les cafés de Paris, les villes de ses écoles, à Jouy-en-Josas ou en Haute-Savoie), il a créé tout un univers romanesque qui lui est propre. Après avoir écrit plus de vingt romans, Modiano écrit Un pedigree pour nous en donner le générique.
En le parcourant, je n’ai pas pu m’empêcher de digresser, sur Proust, sur Hitchcock ou sur Eddy Pagnon, toutes figures qui n’apparaissent pas dans un livre qui en présente tellement d’autres, mais quand on connaît l’œuvre de Patrick Modiano, il est impossible, à un moment ou à un autre, de ne pas y penser.
Quand j’ai commencé cet épisode de cette enquête sur le monde disparu que Modiano cherche à ressusciter dans nos mémoires, j’espérais pouvoir traiter en parallèle Un pedigree et Livret de famille. Un pedigree est explicitement un texte autobiographique, mais j’y vois surtout une autofiction, tant les choix de construction littéraire y sont forts : par ce qui est dit, et par ce qui n’est pas dit (les sous-entendus y sont innombrables — j’ai tenté d’en suggérer quelques-uns à l’aide des liens hypertexte) ; par une construction temporelle où une apparente linéarité (ordre chronologique) est perpétuellement perturbée par des sauts dans le passé ou dans le futur ; par des rapprochements d’images apparemment incongrues, mais qui permettent d’accéder à des sens subliminaux ; etc. Bref, ce récit de 2005 est d’abord une œuvre littéraire, avant d’être un ouvrage historique. Or, c’était déjà le cas de Livret de famille de 1997 (publié entre Villa triste et Rue des boutiques obscures). J’y reviendrai en espérant pouvoir montrer que cette suite de « je me souviens » est en réalité un extraordinaire cycle de nouvelles fantastiques, oniriques, satiriques, comiques, kafkaïennes, grotesques. Bref, à partir de l’histoire, Modiano décolle et nous offre de la littérature, et de la plus grande.
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